Lohengrin à l’Opéra de Vienne, thriller entre magie et réalisme
Il était une fois... une princesse accusée d’avoir tué son frère pour hériter du pouvoir, défendue par un preux chevalier également protecteur du Graal. Si cette intrigue, le livret et la musique de Wagner mènent évidemment à penser que les méchants (le comte Friedrich von Telramund et sa femme Ortrud) forment un couple manipulateur et cruel, les metteurs en scène Sergio Morabito et Jossi Wieler imaginent ici inverser radicalement ce postulat. L’intrigue se déroule bien au bord de l’Escaut (sous le duché de Brabant), mais se voit déplacée au début du XXe siècle, à l’aube de la Première Guerre mondiale.
Les décors d'Anna Viebrock et Torsten Gerhard Köpf forment de froids quais murés qui s’élèvent ou s’abaissent, donnant parfois l’impression d’une écrasante forteresse (a fortiori avec les lumières de Sebastian Alphons). Les costumes imaginés par Anna Viebrock soulignent à quel point seul Lohengrin n'appartient plus à l'année 1914 : arborant une croix de l’ordre de Jérusalem sur sa cotte de mailles, il semble sortir tout droit des croisades (avec toutefois un pantalon déchiré laissant apercevoir des jambières d’argent). Cet anachronisme s’ajoute à la dramaturgie dans laquelle Elsa paraît réellement folle et meurtrière, tandis qu'Ortrud et Telramund se battent envers et contre tous pour défendre la vérité (devenant manipulateurs pour contrer le défaut de justice). Finalement, Elsa repêche le corps de son jeune frère, vêtu des apparats de Lohengrin, mais celui-ci se relève pour tuer sa coupable sœur d’un coup d’épée.
La production bénéficie d’une distribution d’artistes aussi reconnus et investis sur le plan vocal mais aussi dramatique. Martin Gantner en Friedrich von Telramund offre à son texte et son interprétation des phrasés et des couleurs toujours très à propos, avec rythme et clarté. Son timbre est constant et aisé sur toute sa tessiture, doté d’une chaleur franche. Ortrud est également défendue avec panache par Anja Kampe qui fait montre d'une voix brillante et vaillante, avec des aigus perçants, intenses et emplis de colère (augmentés par la noirceur de ses graves). Son autorité laisse néanmoins place à une sensibilité patente, soutenue par des nuances très efficientes.
Dans ce portrait où les héros deviennent à contre-emploi, Elsa paraît instable, avec une fragilité qui se retrouve aussi dans le chant de Malin Byström. Cependant, elle parvient à montrer un personnage plus complexe, avec finesse, rondeur et une certaine lumière vocale. Son jeu scénique laisse bien entrevoir ses émotions contraires, entre assurance condescendante, naïveté et folie.
David Butt Philip en Lohengrin manque parfois de largesse et d’autorité, proposant de facto moins un héros mythique qu’un homme se prenant pour tel. Son timbre haut placé confirme sa technique avec une certaine délicatesse, sans pour autant apporter de véritable magie à son interprétation.
Le roi Heinrich est incarné par Georg Zeppenfeld, apportant à ce rôle toute sa largesse et noblesse de son timbre, tandis que le Héraut des armées prend les traits d'Attila Mokus qui fait preuve d’une belle présence nuancée d’une voix vaillante bien timbrée.
Le Chœur de l'Opéra d'État de Vienne fait entendre des couleurs pleines de subtilités, des nuances et des équilibres particulièrement travaillés. Les pupitres masculins n'atteignent cependant pas d'emblée la parfaite précision.
Dans cette vision désenchantée, c'est alors en fosse que rayonne la magie, sous la baguette de Christian Thielemann. Dirigeant l’œuvre par cœur, il montre combien il en connaît les moindres subtilités pour guider l'Orchestre maison en superbe forme, du début à la fin de la soirée (plus de 4 heures avec les entractes). Les cuivres rugissent, les cordes sont vives et limpides, tandis que la petite harmonie se fait tendre et caressante, le tout et toujours avec une grande précision. Des acclamations saluent déjà le chef au début et à la fin de chaque acte, avant d'éclater d'enthousiasme lors des saluts finaux, rarement aussi nourris, les bravi fusant à la fois de toutes parts et comme d'un seul homme : un excellent cygne.