Guercœur ramené à la vie par l’Opéra du Rhin
C’est une belle histoire que raconte actuellement l’Opéra National du Rhin, celle de la résurrection d’un chef d’œuvre perdu, ramené à la vie, oublié puis finalement retrouvé. Ce Guercœur d’Albéric Magnard est composé en 1901 et partiellement joué en concert en 1908 sous la direction de Guy Ropartz. Après un acte de résistance face à l’envahisseur allemand en 1914, Magnard est tué, et sa maison brûlée avec les partitions des actes I et III de l’œuvre. C’est son ami Ropartz, qui, quelques années plus tard, réécrira l’orchestration de ces parties, de mémoire et en se basant sur la partition piano-chant qui subsistait. L’œuvre peut ainsi être créée en 1931 à l’Opéra de Paris. Puis elle tombe dans l’oubli jusqu’à un enregistrement de Plasson en 1986 et surtout une production à Osnabrück en 2019. Trois personnalités auront été intriguées par les bonnes critiques de cette production : Alain Perroux, aujourd’hui Directeur de l’Opéra du Rhin, le metteur en scène Christof Loy et le chef Ingo Metzmacher. De la rencontre de ces trois volontés de se frotter à cette œuvre oubliée naît cette nouvelle occasion de découvrir une œuvre subjuguante.
Inspiré par Wagner qu’il adule, mais aussi par Massenet et d’Indy qui furent ses professeurs, ce compositeur engagé et idéaliste (dreyfusard, féministe de la première heure), signe une musique dense, enveloppante, puissante, profonde et envoûtante avec sa quinzaine de leitmotivs (lire notre compte-rendu de l'Avant-Scène Opéra sur Guercœur). Le livret, de la main du compositeur sur une histoire originale, démarre alors que Guercœur vient de mourir. Arrivé au purgatoire où règnent des allégories de la Vérité, de la Beauté, de la Bonté et de la Souffrance, il obtient d’être renvoyé sur Terre pour retrouver sa femme Giselle, son ami Heurtal et son peuple qu’il a délivré du joug de l’esclavage. Mais, revenu à la vie deux ans après sa mort, sa femme l’a trompé, son ami l’a trahi, son peuple l’a renié : son utopie s’effondre et son parcours initiatique prend fin. Tué par ses anciens sujets, il retrouve le paradis lavé de ses illusions par la Souffrance. Il ne lui reste alors que l’Espoir, mot par lequel l’opéra se termine.
Christof Loy en propose une version sobre et contemplative qui s’efface devant l’œuvre, avec un décor tournant (Johannes Leiacker), unique, laissant apparaître la cage de scène : côté pile, le purgatoire, lieu d’accueil des ombres des défunts, figuré par des personnages en noir sur fond noir ; côté face, la terre et son fond blanc lumineux. Au milieu, un entre-deux-mondes étroit et obturé, tapissé d’une version géante du tableau Paysage avec figures de danse du Lorrain, symbole du monde utopique espéré par Guercœur, dans lequel une femme (une version fidèle de Giselle dans une réalité alternative ?) semble l’attendre. Cette proposition scénique présente le grand avantage de servir la musique, sans surstimulations, sans déformation du livret, et sans tomber dans le kitch, en restant toujours élégant. Un peu plus de propositions dramaturgiques auraient même été appréciables dans les actes I et III, lorsque la musique s’étire.
À la tête de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Ingo Metzmacher offre une vision brillante, éloquente et marquante de l’œuvre, qui pénètre le spectateur dès le leitmotiv initial. Dans les actes I et III, le Chœur de l’Opéra National du Rhin chante depuis les coursives, générant un son évanescent, irréel. À l’acte II, il est bien présent sur scène, jouant la foule révolutionnaire avec dynamisme dans un ensemble complexe.
Stéphane Degout, qui fut un Pelléas de référence, interprète Guercœur, rôle composé exactement à la même période, de sa voix couverte et corsée. Si les graves sont solides, les médiums manquent parfois un peu de volume, même si le baryton sait jouer sur ses résonateurs pour ressortir face au chœur imposant de l’acte II. Comme à son habitude, il apporte un grand soin à sa ligne de chant et à la diction de son texte, notamment grâce à une grande maîtrise de son souffle.
Antoinette Dennefeld impressionne en Giselle. Sa vulnérabilité est soulignée par sa nuisette blanche qui fait face aux costumes des deux hommes qui se disputent son amour. Sa voix reste toujours sonore et frissonnante, son timbre frais et satiné, sa ligne vocale longue et délicate diffuse son discours avec intensité, dans une interprétation théâtrale frissonnante.
De sa haute stature, Julien Henric incarne Heurtal, l’ami volant à Guercœur la fidélité de sa femme et son utopie. Il offre une incarnation glaçante du personnage par le détachement qu’il montre face aux conséquences de ses actes. Son ténor est riche et tendu, vaillant sur toute la tessiture.
Catherine Hunold incarne la Vérité de sa voix ample dans l’aigu, qui sait se faire caressante. Elle tient son discours final avec ferveur, mais sa voix semble petit à petit fatiguer. Eugénie Joneau incarne vocalement la Bonté, de sa voix capiteuse et douce au timbre fleuri, bien émise avec une ligne soignée. Adriana Bignagni Lesca confère à sa Souffrance une ligne solide mais subtile, et des graves profonds et nourris. Pour finir en Beauté, Gabrielle Philiponet s’appuie sur une voix fine mais ronde, dense et brillante.
Alysia Hanshaw chante L’Ombre d’une vierge d’une voix fine, pure et vibrante. Marie Lenormand interprète L’Ombre d’une femme d’une voix charnue à la légère stridence dans l’aigu et au médium caverneux. Elle offre en outre une diction soignée. La voix de Glen Cunningham en Ombre d’un poète a de la matière mais plafonne dans l’aigu, ce qui génère des problèmes de justesse.
Le public, qui acclame les artistes dès les entractes, se montre reconnaissant aux saluts finaux pour cette redécouverte bouleversante. Le chef se fait tendre sa partition afin de faire applaudir le compositeur. Maintenant, contrairement à son personnage, cette œuvre ramenée à la vie ne doit pas retourner au purgatoire, mais intégrer le répertoire des maisons d’opéra.