Le feu au Lac d’argent à l'Opéra de Nancy
Le Lac d'argent (Der Silbersee) composé par Kurt Weill sur un livret de Georg Kaiser se faisait attendre en France depuis plus de vingt ans (depuis le spectacle donné au Théâtre Silvia Monfort en décembre 2003). L’Opéra national de Lorraine présente la mise en scène et scénographie d’Ersan Mondtag (reprise par Fanny Gilbert-Collet), proposée en 2021 par l’Opéra Ballet de Flandre (notre compte-rendu).
Dans l’original de Kaiser, l’agent de police Olim tire sur le prolétaire Séverin sous prétexte qu’il a volé un ananas pour nourrir sa famille. Pour se faire pardonner, Olim invite Séverin dans le château du lac d’argent qu’il achète après avoir gagné au loto. Une amitié naît (malgré les complots de la gouvernante) et ils vont marcher ensemble sur le lac d'argent gelé : une allégorie de la résistance de la part de deux êtres que tout oppose, mais qui trouvent dans l’adversité la force de triompher des puissances maléfiques déchaînées contre eux.
Par une habile réécriture du livret, la production se fait chambre d’écho et de résonances entre les dangers planant sur notre société contemporaine et les mises en garde dans cet opéra, créé en 1933 (trois semaines après l’accession d'Hitler au pouvoir) et retiré de l'affiche par la censure au bout de seize représentations.
Le synopsis figurant dans le programme de salle situe clairement le propos : l’action se situe en 2033 et l’Opéra national de Lorraine répète Le Lac d’argent de Kurt Weill, ouvrage créé cent ans plus tôt au moment de la montée des fascismes. Le procédé de la pièce dans la pièce crée donc un effet de distanciation à la Bertolt Brecht, très vite atténué avec la mise en exergue des possibles parallèles avec la situation politique d’aujourd’hui. Un parti d’extrême-droite est sur le point de gagner les élections et Ia production nancéienne est soumise à diverses pressions, ce qui n’empêche pas les artistes de décider courageusement de poursuivre leur entreprise. Le spectacle est ainsi rythmé par plusieurs interruptions qui rappellent le principe de la mise en abyme, tel ce moment où l’un des acteurs, craignant pour la suite de sa carrière, exige qu’un numéro de l’ouvrage, jugé subversif et potentiellement dangereux, soit retiré… C’est donc à un spectacle in the making, à un work in progress, qu’assiste le public, très vite conquis par l’imagination débordante d’une mise en scène qui ne recule devant rien pour décliner toutes les nuances du loufoque, du décalé et du déjanté, se moquant au passage de tous ses sujets d’actualité. Ainsi, le metteur en scène de la pièce dans la pièce, également interprète du personnage d’Olim, a-t-il décidé à la scène 1 de transformer les amis de Séverin en mutants mi-poissons mi-souris – peut-être en allusion à la bande dessinée Maus d’Art Spiegelman – visiblement rendus difformes par la précarité financière et la pollution ambiante.
Le deuxième acte, situé dans le château racheté par Olim, semble parodier les grandes productions d’opéra à l’ancienne – façon Met années 1980 –, mais aussi au deuxième tableau les films gothiques à la Tim Burton. Le premier montre un temple égyptien avec des statues de Saint Sébastien, Ping, Liu (deux personnages de Turandot), le Christ, un aviateur et un ours. Le parallèle Christ / Saint Sébastien est exploité plus avant pour évoquer la relation du couple Olim / Séverin, mais dans un lien dont la forte dimension queer est développée par les renvois très appuyés au célèbre film La Cage aux folles.
Autre élément loufoque (aux évocations métaphoriques-politiques à la fois proches et lointaines), le contexte chinois de costumes exubérants (griffés Josa Marx), sortis tout droit de l’Opéra de Pékin, dont sont inexplicablement affublés les personnages du Baron Laur et de Madame von Luber.
Si le spectacle n’est pas exempt de quelques longueurs, notamment au début du troisième acte quand le dialogue devient envahissant et quand l’absurde a résolument pris le dessus, le fil conducteur du lac d’argent reprend lors du dénouement, au moment où Olim et Séverin se dirigent main dans la main vers le but de leur quête. À ce moment, le recours pour le dialogue à l’allemand original recentre le propos et crée, à l’aide notamment des interventions chorales venues de la coulisse, de véritables moments d’émotion. L’allemand, jusque-là, était réservé aux parties chantées, et le dialogue était rendu dans un impayable mélange de français et d’anglais (traduction du texte parlé confiée à Ruth Orthmann), autre source d’étrangeté et de distanciation.
Le plateau est constitué de chanteurs et d’acteurs, dont de nombreux figurants et petits rôles qui tous s’investissent pleinement dans l’esprit de la production. La scène est très naturellement dominée par l’acteur Benny Claessens (en Olim) dans son rôle de metteur en scène à la fois attachant et tyrannique, outrancier dans ses excès et ses débordements.
Vocalement et musicalement, le plateau est dominé par le baryton Joël Terrin, pleinement imprégné dans son incarnation très queer du personnage de Séverin, victime consentante qui semble véritablement croire à l’existence d’un monde meilleur. Sa voix se déploie avec spontanéité et naturel et, même sans disposer de moyens d'exception, il parvient grâce à son expérience de chanteur de mélodies et de Lieder, à projeter son texte aussi bien en français qu’en allemand.
Parmi les acteurs, Yanis Bouferrache officie dans le triple rôle du docteur, du gros gendarme et du directeur artistique. Il est aussi l’acteur qui, dans la pièce dans la pièce, sort de ses gonds pour que soit coupé un morceau jugé inopportun.
L’actrice Anne-Élodie Sorlin est capable d’un très beau tour de chant censé faire patienter le public à l’occasion d’un changement de décor. Le personnage qu’elle incarne, celui de la fée Fennimore, est dédoublé et partagé avec la cantatrice Ava Dodd en charge des parties musicales. La voix de la jeune chanteuse, lauréate du prix Yves Paternot de l’Académie Verbier Festival, n’est pas exempte de stridences y compris dans le timbre, mais elle croque son rôle de jeune première avec charme et efficacité dans le jeu.
Autre chanteuse de la production, Nicola Beller Carbone est dotée d’une solide voix dramatique qui ne cherche pas à charmer mais installe une ligne vocale nette et acérée, et surtout d’un fort tempérament scénique (rendant justice à l’inénarrable personnage de Madame von Luber, manipulatrice dominatrice qui dans l’histoire ne fait qu’une bouchée des niais que sont Olim et Séverin).
Le rôle de l’acolyte de la redoutable gouvernante, le Baron Laur, est investi par l’Américain James Kryshak, ténor bouffe de caractère tout à fait remarquable également dans son déguisement en château-fort au moment de la scène de la loterie.
Issues du chœur, Inna Jeskova et Séverine Maquaire font entendre (en vendeuses) des voix saines et bien placées, tout comme les quatre choristes chargés de soli au début du premier acte (Benjamin Colin, Wook Kang, Yong Kim et Ill Ju Lee).
Souvent sollicités depuis la coulisse, les artistes du Chœur de l’Opéra national de Lorraine livrent une prestation appliquée, ondoyant en belles lignes flottantes aux dernières scènes de l’ouvrage (donnant une meilleure impression que certaines des parties trop vibrées entendues récemment lors de La Création de Haydn). Leur participation investie consolide ainsi la partie musicale d’un spectacle éminemment théâtral, mais dont l'auditeur s'étonne que la musique ne soit pas davantage connue. Le jeune chef Gaetano Lo Coco a visiblement beaucoup travaillé sur les rythmes et les effets de timbres instrumentaux, la partition de Weill révèle ainsi toutes ses beautés, que ces dernières relèvent de la chanson de cabaret, de la cantate, de la ballade ou de l’oratorio. L’Orchestre maison y fait preuve d’une énergie et d’une recherche de couleurs tout à fait appréciable. Le public faisant salle comble réserve à cette soirée un accueil enthousiaste.