Médée à Garnier : Charpentier sied à Desandre
La mise en scène de David McVicar, créée à l'English National Opera de Londres en version anglaise (2013), et reprise en version française au Grand Théâtre de Genève en 2019 (notre compte-rendu), situe l'action durant la Seconde Guerre Mondiale, dans un vaste salon prenant plusieurs formes selon les scènes, sorte de huis-clos protéiforme et bourgeoisement décoré où se succèdent les moments qui tendent l'œuvre vers sa résolution finale.
Le metteur en scène écossais propose une lecture cohérente qui peine toutefois à justifier cette transposition, à la fois esthétiquement réussie et peu opérante, en raison de la difficile relation que l'intrigue et ce contexte historique précis peuvent produire en matière d'évocation commune. C'est donc plutôt dans la direction des acteurs et dans les chorégraphies inventives de Lynne Page, et en réduisant la toile de fond à un simple écrin, que le spectateur entre véritablement dans la tragédie, rendue avec efficacité dès lors que le propos se centre sur l'évolution chaotique des forfaits amoureux et de la vengeance de Médée.
Jason, capitaine des Argonautes, devient ici un officier de la Marine, s'opposant à Oronte, appartenant aux forces de l'Air, tous deux cherchant à obtenir les faveurs de Créon, à la tête de l'armée de Terre, et la main de sa fille Créuse. Dans ce contexte politique, Médée apparaît comme la femme délaissée par Jason, écartée du pouvoir par Créon et qui, dans l'austérité de sa solitude, s'enfonce dans le meurtre pour ronger petit à petit de son drame particulier les obstacles politico-amoureux qui l'écartent de celui qu'elle aime.
Les décors et costumes de Bunny Christie, d'une séduction immédiate, trouvent également leur cohérence au-delà de la transposition historique, notamment à l'acte III lorsqu'ils font vivre la douleur outragée du personnage éponyme qui, dans la simplicité d'une nuisette noire, invoque les Enfers pour préparer sa vengeance. Image impactante s'opposant à la blancheur des parures soignées de Créuse et à la rigueur vestimentaire en vigueur dans le palais corinthien dont elle se défait en enlevant son tailleur sombre, laissant paraître sa vulnérabilité aussi bien que l'ampleur de sa férocité dévastatrice.
S'ajoute à cela, grâce au travail intelligent des lumières de Paule Constable, des chorégraphies militaires et démoniaques colorées et humoristiques, renouant avec l'ambition machiniste et féerique de l'opéra français sous Louis XIV et sa dimension proprement spectaculaire : qu'il s'agisse de l'arrivée d'Amour dans l'immense avion "Cupidon" pailleté de rose, des parades militaires guignolesques ou encore des Furies sanguinolentes qu'éructe l'Enfer avec les fantômes "zombiesques" de femmes outragées et d'hommes inconstants, qu'il s'agisse enfin de l'ascension finale de Médée, s'envolant dans la fumée d'une ville qu'elle a saccagée à feu et à sang.
Lea Desandre trouve en Médée un rôle où elle s'investit pleinement : la suave brillance du timbre se marie avec bonheur à l'amante et sait se faire rauque lorsque paraît la sorcière. La chanteuse possède une diction élégante et ronde, permettant à un chant gonflé par le souffle de s'épanouir sans être jamais freiné par les consonnes ou les voyelles occlusives, rendant le texte intelligible et expressif. S'ajoute à cela une implication théâtrale constante, d'un engagement visible (le corps se "disloque" au fur et à mesure que Médée se laisse posséder), l'actrice étant de plus une danseuse accomplie n'hésitant pas à accompagner le ballet des Furies lors de l'incantation infernale.
À ses côtés, Reinoud Van Mechelen est un Jason d'une élégance vaillante, à la voix projetée avec force sans que jamais la ligne de chant n'en pâtisse et étant capable des nuances les plus douces de l'amant comme les accents les plus métalliques du guerrier. Le chanteur manie l'art de la voix mixte (entre tête et poitrine) avec dextérité, offrant une dimension onirique aux duos et à ses lamentations. L'acteur, quant à lui, convainc autant par la qualité d'une diction limpide que par son endurance physique.
En face de lui, en second soupirant, Gordon Bintner est un Oronte à la voix noire et au timbre un brin engorgé sachant lancer le son avec panache, campant un adversaire bravache à souhait dont le basculement dans l'horreur est visible lorsqu'il devient, bien malgré lui, le complice de Médée.
En Créuse, princesse tant convoitée, Ana Vieira Leite séduit immédiatement par la grâce de son maintien aussi bien que par les couleurs de son timbre. La voix est claire et s'épanouit vite pour offrir une froide rondeur qui ne la quitte qu'à la mort du personnage, dans une scène bercée par la musicalité de l'interprète. Outre l'agrément du chant, l'actrice campe un personnage qui jongle habilement entre les minauderies de la jeunesse et la brutalité de la rivale menacée, rendant le texte dans toute sa clarté et l'éloquence de son implication corporelle.
Dans le rôle de son père, Laurent Naouri est un Créon absolument maître de ses effets dramatiques, passant avec aisance de la fière arrogance du roi à la vulnérabilité clownesque du père humilié par Médée (terminant en caleçon !) dans une mise en scène qui, de plus, donne à son amour filial dévorant une malaisante ambiguïté. Si la ligne de chant est souvent hachée, le chanteur buttant souvent sur des consonnes, poussées à l'extrême, ou sur des voyelles trop fermées, le musicien sait apporter à cette rugosité les nuances expressives suffisant à peindre un personnage contrasté.
Emmanuelle de Negri est tout à fait crédible dans le rôle de Nérine, confidente de Médée et gouvernante de ses deux enfants (sa loyauté cède à sa révulsion devant l'infanticide qui clôt l'opéra). La voix, projetée avec un centre lumineux, répond aux accents éplorés ou furieux de sa maîtresse avec une véhémence non moins engagée, soignant le texte autant que ses effets, notamment à l'annonce de la tromperie de Jason.
En suivante de Créuse, Élodie Fonnard donne à Cléone une gestuelle nerveuse qui trouve son paroxysme dans l'annonce bouleversée de la mort de Créon et d'Oronte. Le timbre lisse et la déclamation libre permettent à l'interprète de déployer une expressivité qui, à fleur de peau, est toujours juste.
Lisandro Abadie est un Arcas combattif, donnant la réplique à Jason d'une voix campée et directive. À ses côtés, Bastien Rimondi (1er Corinthien, Un Argien, Jalousie), Matthieu Walendzik (Un Argien, Vengeance) et Clément Debieuvre (2e Corinthien, Un Argien captif, Démon) possèdent des instruments ductiles leur permettant de passer du velours feutré des scènes de cour à la nasalité agressive des suppôts sataniques, selon les rôles qu'ils incarnent tour à tour.
Dans le finale de l'acte II, Julie Roset est un Amour à la voix haut perchée, luisante et câline, se jouant de la partition en proposant des effets aussi brillants qu'agiles. À ses côtés, Mariasole Mainini est une Italienne au timbre capiteux, apportant la chaleur du phrasé italien dans une chorégraphie à l'érotisme assumé.
En captives, Juliette Perret et Julia Wischniewski ajoutent aux chœurs énamourés le soin d'un chant sensuel et floral. Maud Gnidzaz et Alice Gregorio donnent elles aussi à leur apparition l'écume délicate offrant au chœur une profondeur accrue. Virginie Thomas, enfin, entremêle sa voix à celle de Créuse dans une scène d'apparition fantomatique mémorable où la gémellité des timbres participe à l'artifice hallucinatoire de Créon.
Le Chœur et l'Orchestre des Arts Florissants offrent un bouquet sonore d'une grande richesse, rendant la force de l'orchestration sans jamais couvrir les voix ou précipiter les tempi, laissant aux récitatifs la souplesse suffisante pour en varier le débit et en déployer les subtilités sans pour autant perdre de vue l'élan vindicatif et irrépressible de l'intrigue. À la tête de l'orchestre, William Christie insuffle aux instrumentistes l'énergie du drame en parfaite intelligence avec le plateau. Le choeur, quant à lui, préparé par Thibaut Lenaerts, donne à entendre un son vibrant et varié, passant du faste de la cour aux torsions démoniaques, trouvant sans doute son intervention la plus saisissante dans la mort du roi Créon.
Longuement applaudi, le spectacle s'achève avec l'âpreté du destin de Jason, contre lequel la furieuse jalousie de Médée s'est abattue, laissant le public sous le choc de l'ultime image, lorsqu'entouré de cadavres il voit sa femme s'envoler vers les cieux.