Récital de Julie Fuchs à la Sainte-Chapelle : une heure des vies d'une femme d'opéra
Comtesse, Princesse, demi-mondaine par deux fois à Paris (aussi bien sur le Cours-la-Reine que dans sa Bohème) et enfin Fille (du Régiment) : Julie Fuchs incarne ce soir tour à tour toutes ces figures de femmes. Suzanne, Irène, Manon, Musetta, Marie (un clic sur chaque nom vous mène vers la page de l'opéra correspondant) composent ici une galerie de portraits, riche mais cohérente, et même dans une progression narrative : la femme négligée reprend son destin en main et s'épanouit pleinement dans sa libération (au même moment où Julie Fuchs desserre le collier de tissu qui couronne sa robe mais serre sa gorge, libérée dans ce magnifique drapé de pourpre cardinale du haut en bas, d'où elle dévoilera une jambe aguicheuse en séductrice)... le tout tandis que le soleil se couche à travers les vitraux de la Sainte-Chapelle tissant là aussi un réseau de références oxymoriques (la Vierge Marie présidant cet autel, devant lequel Marie, La Fille du Régiment, vient déployer ses vocalises). Et même ce soleil qui se couche, lève en fait le voile sur un royaume de la nuit où se libèrent tous ces personnages. Julie Fuchs en joue pleinement, sachant offrir un chant recueilli pour mieux cueillir son assistance, mais aussi traverser l'allée centrale de cette église, seule (comme pour se marier à sa propre liberté), invitant comme son personnage de Manon un spectateur à lui faire le baise-main.
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Le jeu et la voix unissent et réunissent la richesse de ce parcours, l'artiste sachant varier tous les registres en conservant une grande conscience de la conduite globale du propos (de chaque phrase, chaque récit et aria, et de tout le récital). La voix se déploie ainsi dans une pleine cohérence (depuis le soutien ferme mais assez malléable pour conduire la colonne d'air, très ancrée ou bien légèrement flûtée dans la douceur), vers un fond de gorge ouvert mais des résonances précises. Le médium grave exprime ainsi sa chaleur tout en rayonnant vers des harmoniques aiguës. Les lignes sont clairement dessinées, mais savent aussi s'alanguir ou se piquer (toujours pleinement mais sans excès), les accents mordent les consonnes, les aigus sont à l'envi soulevés et adoucis ou projetés de leur plein lyrisme (martial même, dans le régiment). La prestation vocale est ainsi conduite et nourrie, à l'image de la messa di voce (dont c'est la définition) qui revient en des crescendi/descrescendi au fil du concert. Seules des fins de phrases dans les graves manquent de souffle, tandis que seuls les premiers aigus et vocalises manquent de l'aisance qui s'installe au fil du programme, de la chauffe et de la confiance vocale pleinement libérée.
Le pianiste est l'accompagnateur et complice de longue date, Alphonse Cemin (qui parcourt aussi en ce moment tous les chemins avec Julie Fuchs dans un autre programme de récital). Son interprétation est également à l'image de son jeu, et même de ses choix vestimentaires. Chemise blanche, costume et nœud papillon noirs faisant d'autant mieux remarquer (qu'il en est visiblement fier) le détail de ses chaussettes dépareillées, une rouge et une verte (vives). Sa grande maîtrise de l'instrument et conscience des carrures essentielles de chaque morceau lui permettent ainsi des exubérances interprétatives, au point qu'il n'hésite pas à adjoindre des notes à celles prévues : soit en les martelant par grappes, soit en les associant à un sfumato impressionniste. Mozart devient ainsi sous ses doigts un compositeur romantique, joué avec des élans à la Chopin et même des batteries d'arpèges sur nuages de pédales dignes de Liszt (et un rubato -souplesse rythmique- molto envahit le Clair de Lune de Debussy, avec une aisance insolente).
Le public toujours aussi ravi d'un tel alliage de chant, de jeu, dans un tel lieu, applaudit très sincèrement et chaleureusement les artistes et l'initiative de cette galerie de portraits féminins, qui aura même été parachevée par la directrice artistique de ce Festival, la chanteuse Fabienne Conrad, qui s'investit tout aussi généreusement qu'à la scène pour présenter le concert, dans une Robe de Reine de la Nuit.