Negar à l’Opéra de Montpellier : la liberté au cœur de la jeunesse iranienne
L’intrigue repose sur une histoire d’amour interdite entre deux jeunes femmes (Negar et Shirin) dans l'Iran contemporain. L’œuvre explore plus largement les mouvements de la jeunesse de ce pays trouvant à tout prix des espaces de liberté sous les radars des institutions officielles. L’idylle est interrompue en catastrophe quand Aziz (le frère de Negar, qui a la manie de tout filmer et par ailleurs jaloux de cette relation), est arrêté ivre par la police qui découvre alors une vidéo des deux femmes. La pièce est co-créée avec le Deutsche Oper Berlin où elle fut déjà donnée en 2022. La musique de Keyvan Chemirani mêle habilement de nombreuses influences, en particulier la musique traditionnelle persane avec la musique savante occidentale du baroque au contemporain en passant par le romantisme dans certains traitements vocaux mais aussi de la musique vivante, pop arabe en particulier, dans certains rythmes. Le passage d’une influence à l’autre est très fluide au point que les transitions sont souvent presque imperceptibles pour le public. Les rythmes entraînants et percussifs occupent une place majeure mais des plages sont laissées pour des passages plus intimes, resserrés sur le timbre de quelques instruments et/ou des voix. Le quatuor final est particulièrement remarquable par son intensité dramatique comme par ses qualités harmoniques. La musique est accessible pour n’importe quel auditeur, ce qui est assez rare dans la musique contemporaine pour être relevé. Elle évite les excès de dissonance ou d’atonalité. Quelques citations et clins d’œil sont à noter, qui eux aussi soulignent l’éclectisme des influences allant de Smells Like Teen Spirit (Nirvana) dont un extrait enregistré passe sur une scène de soirée, à l’Orphée de Gluck accompagnant le désespoir de Negar songeant à rejoindre Shirin dans la mort (et donc les enfers) à la fin de la pièce. L’orchestration est réduite et comprend seulement dix musiciens. Elle assemble des instruments issus de l’orchestre symphonique occidental (violon, alto, trombone…) avec des instruments perses (Zarb, duduk, Ashkan, kementché…). Cet effectif restreint limite en revanche la capacité de la musique à appuyer par sa puissance la portée dramatique de certains passages clefs de l’action.
L’écriture du drame est articulée et suit un schéma bien rôdé (exposition, élément déclencheur, péripétie, dénouement). Elle manque parfois cependant d’efficacité et n’épargne pas au public quelques longueurs, ayant parfois pour effet de faire retomber son attention. Cela vaut même pour des passages importants qui auraient pu être cristallisés en quelques phrases concises mises en lumière par l’intensité musicale plutôt que par de longs monologues, dont il ne ressort finalement que peu d’éléments (par exemple celui d’Aziz avant son arrestation). Malgré l’intérêt et la portée actuelle du sujet, les dialogues se perdent notamment dans des excès de métaphores lointaines. Ils peinent ainsi à faire ressortir l’intériorité des personnages qui transparaît paradoxalement beaucoup plus quand ils ne parlent pas, subtilement soulignée par la seule musique et le jeu des acteurs. Il faut tout de même évoquer la difficulté posée par le défi d’associer dans l’écriture des éléments lyriques et poétiques (avec un notable travail sur les rimes) à la volonté d’un réalisme poignant. Le livret mélange le français, le persan et un peu d’anglais. Le passage d’une langue à l’autre, souvent abrupt, n'apparaît pas toujours naturel.
La disposition de l’espace est déroutante. Le public n’est en effet pas réparti dans la salle comme habituellement mais sur scène où tout se déroule derrière le rideau. Après quelques problèmes d’organisation ayant entraîné des files d’attentes à plusieurs reprises, il est donc invité sur le plateau à prendre part, debout tout d’abord, à une soirée clandestine où Negar chante et danse sur un podium. La police interrompt la soirée et le public s’installe alors sur des gradins disposés symétriquement de part et d’autre d’une allée centrale qui constituera le lieu du drame (l'orchestre est sur une estrade de côté par rapport au public, au fond de l'allée centrale faisant office de plateau). Au-dessus de chacune des deux rangées de gradins se trouve un large écran où sont retransmis les images en direct, filmées par Aziz la plupart du temps, parfois modifiées de quelques effets spéciaux. Le public a ainsi sempiternellement face à lui l’autre rangée de gradin et un écran, ce qui limite son immersion dans le drame. La vidéo est omniprésente voire envahissante (peut-être à l’image de notre société) et tend à déconcentrer les spectateurs du plateau. Elle permet cependant parfois de visualiser plus précisément certaines expressions, en particulier quand l’acteur est de dos ou en action. Les accessoires, à la fois simples et bien choisis permettent d’identifier facilement chaque lieu et de reproduire l’ambiance chaleureuse d’un intérieur perse (tapis, cuisine, cadre de lit). Ils sont aménagés à vue avec fluidité par les équipes techniques. Le resserrement de l’espace permet au public d’en apprécier chaque détail, y compris olfactif (encens diffusé par Negar avant la scène du repas notamment). Les déplacements sur le plateau sont dynamiques même si celui-ci demeure rarement équilibré. La direction d’acteur porte une attention particulière à l’expressivité. Elle est souvent plus fine et nuancée dans les moments d’intimité que collectifs.
L’orchestre comme les voix sont amplifiés artificiellement par des micros. Cela facilite le chant mais ne permet pas de profiter pleinement de la musique lyrique comme habituellement dans une salle d’opéra. Les timbres et les volumes sont nécessairement déformés par le système de sonorisation, fusse-t-il comme ici de bonne qualité.
Aida Nosrat incarne le rôle-titre. Son histoire personnelle trouve probablement un écho dans celle de son personnage car elle a dû quitter son Iran natal pour vivre de sa passion pour le chant. Largement rompue au chant perse traditionnel, elle est probablement la seule chanteuse du plateau à immerger véritablement le public dans cette ambiance orientale par la voix. Elle s’implique physiquement dans les danses. La technique lyrique nécessaire pour les nombreux passages plus influencés par l’opéra occidental n’est par contre pas maîtrisée. Elle parvient rarement à chanter à pleine voix. Le chant est ainsi souvent engorgé, parfois même faux quand la mélodie impose un écart important entre deux notes.
Katarina Bradić prête à Shirin son timbre chaud et opulent de mezzo-soprano. Ses accentuations rendent le phrasé incisif et rythment la mélodie. Elle déploie sa voix avec une puissance la rendant directement audible en plus de sa retransmission dans les haut-parleurs (superflus, s'il n'en tenait qu'à elle). La diction française est perfectible, mais elle chante avec un vibrato généreux qui convient aux effusions romantiques et aux scènes de gaieté (perturbant cependant la pureté du message et paraissant peu à propos à la fin de la pièce).
Aziz est chanté par le baryton Julian Arsenault. Il se montre à l’aise dans les mélodies qui exploitent largement son important ambitus. Les aigus sont élégants. L’interprétation scénique est engagée, notamment dans les expressions faciales.
Leander Carlier joue Amir (petit frère de Negar) ainsi que le policier. Il tient avec un souffle constant ses répliques même longues. La voix est précise et homogène même si elle laisse entrevoir les limites de la tessiture. Le jeu est par contre souvent trop exagéré pour être crédible (dans la scène de l’auberge en particulier).
Arianna Manganello interprète Sahar ainsi qu’une bassidji (milicienne religieuse). Les aigus sont teintés d’ornements pertinents. Elle fait preuve d’une vraie présence en affirmant la droite et sombre austérité de la bassidji. Matthew Cossack est aussi dans un rôle de bassidji à qui il confère sa voix de basse qui parait sûre sur ses quelques répliques.
Les musiciens, issues pour moitié environ de l’orchestre résident et d’invités (dont le compositeur lui-même au zarb) pour l’autre part sont dirigés par Sonia Ben-Santamaria d'une manière entraînante qui permet une reproductibilité des motifs au fil de l’avancée du drame. Ils parviennent à faire ressortir tout le potentiel de cette musique et montrent leur polyvalence. Ils tirent ainsi des sonorités dépaysantes y compris de nos instruments occidentaux. Le panel de couleur est donc vaste malgré le nombre réduit d’instruments. Ils passent d’un style à l’autre sans accrocs et sont pour certains amenés à intervenir sur le plateau pour le besoin de certaines scènes (auberge par exemple).
Malgré quelques passages dans son livret, la dimension universelle de son intrigue, l’éclectisme de sa musique ainsi que sa construction dramatique pourraient permettre à Negar quelques perspectives d’un souhaitable avenir. Le public, largement debout pour les applaudissements, accueille ce « conte documentaire » avec un enthousiasme rare pour une création. Quelques cris d’acclamations sont même audibles malgré l’effectif relativement réduit de spectateurs, imposé par la disposition des lieux.