#Narcisse à l’Opéra de Rennes
L’opéra s’inspire du mythe d’Ovide revisité dans le monde 2.0 d’aujourd’hui. Narcisse ne se mire pas dans les reflets de l’eau mais dans ceux de “Direct”, un réseau social où chaque jour une caméra filme l’abonné en live de manière impromptue (le tout bien évidemment dans une micro-société violente et superficielle, brassée par les aléas de la popularité et du buzz). Obsédé par son image, plus l’avatar de Narcisse devient populaire et séduisant, plus l’individu se plonge dans l’isolement et la solitude lorsqu’il est hors du jeu.
Narcisse rencontre Chloé, qui, amoureuse, crée son profil sur Direct afin de dissuader Narcisse tout en lui tendant un miroir reflétant les dangers auxquels il s’expose (et ses fragilités). Finalement, Narcisse se déconnectera du réseau pour rejoindre Chloé dans la vraie vie. Narcisse est ainsi un conte moralisateur sur le rapport à l’image, à soi et au groupe : un sujet parlant pour les adolescents d’aujourd’hui (et au-delà).
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L’opéra est précédé d’un Prologue participatif intitulé « Vendeur d’étoiles », co-signé par les mêmes créatrices (Joséphine Stephenson et Marion Pellissier), donné ce soir pour la première fois. Dans ce prologue, les voix du chœur sont celles de tous les membres du réseau Direct, dans un tchat entre fans de Narcisse. À l’unisson, ils expliquent pourquoi ils ont rejoint la « dictature sociale » imposée par Direct, dans l’objectif de suivre Narcisse qu’ils trouvent « arrogant, désinvolte et séduisant ». Les trois autres chants de ce prologue sont distribués à une partie du chœur, divisés en deux groupes, exprimant tout d’abord leur idolâtrie face à Narcisse (Je t’aime) faisant place peu à peu à un désintérêt envers ce « vendeur d’étoiles », vendeur de leurres. La dernière partie de ce prélude se situe après l’opéra, comme un flash-forward. Les jeunes croisent Narcisse et le reconnaissent à peine. Ils se questionnent sur ce qu’il fait, maintenant qu’il est déconnecté, et regrettent le passé : « j’aimais bien ces vidéos » chantent certains.
L’écriture chorale confiée au Chœur de Jeunes au Carré (CJ², réunissant le chœur des jeunes du conservatoire et les élèves de la classe de chant à horaires aménagés du collège Clotilde Vautier de Rennes) est facilement abordable, expressive, exploitant bien les tessitures des voix d’enfants et d’adolescents. L’écriture soignée à deux voix, souvent traitée en alternance, est nuancée, diversifiée. Le livret est tout aussi efficace avec un vocabulaire accessible, intelligible pour des jeunes, des mots percutants, universels, sans avoir recours à un langage identitaire ou un quelconque “parlé jeune”. Dirigés par Mathilde Vincent, accompagnés au piano par Eun-Hye Kim-Song, préparés par leur professeur d’éducation musicale Julie Marchal, les jeunes chanteurs sont bien investis, leurs voix sonnent justes, la compréhension est parfaite grâce à un phrasé soigné et articulé, fruit d’une pratique chorale suivie.
L’enfermement est visible dans l’espace scénique réduit à une boîte transparente et des jeux de rideaux que la lumière opacifie ou au contraire intensifie lorsque la caméra de Direct est active. Ce dispositif scénique permet de projeter des vidéos produisant des effets de dédoublement entre le jeune homme enfermé et son avatar offert aux yeux de tous. Sur cet écran défilent des portraits d’un Narcisse obsédé par son image qu’il modèle et des textos écrits en temps réel, notamment ceux échangés entre Narcisse et Chloé. Cet enfermement rappelle aussi l’univers des émissions de télé-réalité et celui de la série Black Mirror : des références pour un public jeune bien représenté dans la salle.
La compositrice apporte également une dimension dichotomique dans la musique mêlant style populaire, parodiant les codes de la comédie musicale ou de la pop musique électronique (monde virtuel) avec un lyrisme propre à l’opéra plus complexe combinant voix chantée et voix parlée (monde réel). Des effets électroniques (réverbération, delays…) sont utilisés afin de créer des ambiances coloristes et atmosphériques, davantage au service de la narration. Les parties instrumentales sont confiées à Emmanuel Olivier au clavier numérique et Juliette Herbet, jouant aussi bien de la clarinette, du saxophone que de la contrebasse.
Du côté chanteurs, les voix sont amplifiées et subissent quelques effets sonores mais cela n’altère en aucune façon leur prestation. Benoît Rameau interprète Narcisse, le streamer star du réseau Direct. Il exploite sa voix différemment selon qu’il est dans ou hors du Réseau. Sa ligne lumineuse au phrasé moelleux, ses aigus délicats parfaitement justes dans un registre extrêmement doux (affiné encore par l’emploi de l’électronique audio), sa facilité à passer du chanté au parlé, expriment le doute qui s’installe en lui. Au contraire, l’écriture plus rythmique et dynamique, rattachée à son avatar médiatique, met en valeur son phrasé articulé et tonique, associé à un investissement corporel aisé.
Apolline Raï-Westphal campe une Chloé touchante, dotée d’une voix limpide, colorée aux aigus lumineux. L’accroche vocale lui permet une grande homogénéité sur l’ensemble de la tessiture et de gérer avec subtilité la sonorisation. Son interprétation vivante permet de discerner les différentes facettes de son personnage : amoureuse mélancolique puis bienveillante salvatrice, se positionnant contre les réseaux sociaux.
Personnage double au final puisque dans cette version, la fin est sujette à interprétation. La dernière image semble indiquer que Chloé aurait joué un double jeu dès lors qu’elle reste connectée (sa photo de profil étant toujours présente en haut à droite de l’écran).
Renie-t-elle ses convictions pour avoir elle aussi son quart d’heure de célébrité ? Quoiqu’il en soit, il est difficile de s’extraire de ce monde !
L’ensemble de la production est chaleureusement applaudi par un public venu en grand nombre (certains pour la première fois), contribuant pleinement à l’action de l’Opéra de Rennes au service d’une musique contemporaine et de création accessible à tous.