Bach, Saint Jean, Jordi Savall : la Passion à la Philharmonie de Paris
La Passion selon Saint Jean, première Passion composée par Bach pour la liturgie du Vendredi Saint, est une œuvre-monument mettant en musique le récit du martyre du Christ. Hors contexte liturgique, dans la Salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris, la musique de Bach préserve cependant une intensité dramatique prodigieuse notamment dans les nombreuses parties chorales pleinement investies par la Capella Reial de Catalunya.
« Herr, unser Herrscher » (Seigneur, notre souverain) jaillit, étincelant, des voix riches en harmoniques dans une concordance d’énergie stupéfiante. Les voix peu vibrantes font ressortir les dissonances expressives narrant la « triste cohorte de tourments » et exécutent clairement les moments fugués. La précision des voix se fait entendre individuellement lorsque la soprano Elionor Martínez chante la phrase de la servante et le baryton Oriol Mallart, les interventions de Pierre.
Les chanteurs du chœur sont pleinement investis lorsqu’ils figurent la foule déchainée réclamant la crucifixion de Jésus et ils s’appuient sur des consonnes percutantes afin de rendre toute la force du texte (« Weg, weg mit dem, kreuzige ihn! » Assez avec lui, crucifiez-le !). À l’instar des fidèles se rendant aux offices, les voix se rassemblent pour les chorals dans une communion réconfortante.
L’église Saint-Nicolas à Leipzig (lieu de la création de cette Passion) et la Philharmonie de Paris sont deux édifices à l’acoustique généreuse cependant, certaines voix peuvent quelque peu se perdre dans l’immensité du deuxième. C’est le cas du contre-ténor Raffaele Pe qui, bien que très investi par la musique, peine à passer l’orchestre dans son premier air. Sa voix éthérée délivre « Es ist vollbracht! » (Tout est accompli !) dans une fragilité sensible, la vaillance surgissant à l’évocation de la victoire divine de la résurrection en faisant entendre des vocalises assurées et une projection brillante.
De part et d’autre de l’orgue, le baryton Matthias Winckhler incarne Jésus et le ténor Jan Petryka assume la narration en Évangéliste.
Le premier assoit son autorité dans une stabilité indéfectible, s’adressant directement au public sans lire sa partition. Sa voix ample et développée vers le grave impose un dramatisme saisissant en évitant cependant toute théâtralité ostentatoire.
Le second distille le texte précisément et sa voix fine permet une conduite sensible des chromatismes à l’évocation des larmes de Pierre. Cependant, la narration demeure quelque peu linéaire car sa voix se déstabilise et ses aigus se serrent lorsqu’il tente d’intensifier son récit. Une annonce informe, non pas des soucis de santé du chanteur, mais que, pour des raisons de placement (il reste ainsi à son poste d'Évangéliste), les airs qu’il devait chanter le seront par Ferran Mitjans, un ténor du choeur. Ce dernier assume honorablement ce changement, ciselant les phrases redoutables de Bach d’une voix retenue et allégée dans l’aigu.
La soprano Miriam Feuersinger mène joyeusement les phrases vocalisantes de son premier air. Sa voix claire et sans vibrato se marie idéalement au timbre des flûtes qui l’accompagnent. Elle interprète l’affliction avec sincérité, souffle sa voix à l’annonce de la mort de Jésus et reprend les pleurs dans une douceur saisissante.
Le baryton Christoph Filler module sa voix selon qu’il incarne Pilate ou qu’il interprète un air. Pour Pilate, sa voix est puissante et projetée, il délivre ses airs dans une demi-teinte attendrissante. Ses vocalises sont tranchantes et le texte appuyé lorsqu’il somme les âmes de se hâter vers le Golgotha.
Jordi Savall peut compter sur l’expertise des instrumentistes de son ensemble du Concert des Nations qui, sous sa direction sobre, s’expriment dans un engagement inspiré et une théâtralité raisonnable. Il participe lui-même au drame en prenant sa viole de gambe au moment de l’annonce de la mort de Jésus, partageant ainsi au plus près son émotion aux côtés du contre-ténor.
C’est dans une posture humble et reconnaissante que le chef applaudit les musiciens avant de recevoir lui-même l’ovation du public. Dans une concordance d’humanité, les artistes bissent le chœur final, Jordi Savall le dédiant à la paix et aux morts à Gaza : « La musique est un acte d’engagement humaniste et c’est la seule chose qui peut apporter la paix ».