L’Ange Exterminateur : Dîner surréaliste à l’Opéra Bastille avec un nouveau chef
Adaptée du film de Buñuel, l’œuvre d’Adès est ici mise en scène dans une version quasi-épurée qui se marie parfaitement à l’intrigue. Tandis que le décor de sa première représentation à Salzbourg, non sans rappeler le film, tirait sur les tons sombres, elle baigne ici dans une sempiternelle lumière soutenue par un simple décor de murs parfaitement blancs. Des chaises rouges sont installées tout le long de ces murs et au milieu, la grande table du dîner. Le plus gros contraste vient des costumes, en particulier des robes de soirée des personnages féminins qui vagabondent du rouge vermeille au bleu turquoise, au jaune et au violet pâle. La lecture de l’action est aisée, malgré la vingtaine de chanteurs qui occupent tout l’espace scénique. A la fin de l’opéra, ce décor immaculé est défait, tâché de sang et creusé dans tous les sens, victime du délire, du désespoir et de la crue bestialité qui s’installe entre les personnages enfermés. Tous les jeux d’ombre et de lumière qui se constituent petit à petit participent à l’inquiétude de cette prison.
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La direction, confiée pour cette dernière série de représentations à Robert Houssart, est précise et mesurée. Tout est net et relativement bien millimétré, sans pour autant affaiblir les effets dantesques de la composition d’Adès qui s’emparent du public. L’Orchestre de l’Opéra national de Paris met en valeur aussi bien les passages oniriques, « ovnis » au milieu des exclamations dramatiques et de la tension intense que soulève la musique. Les longs silences qui ponctuent eux aussi l’œuvre et participent à cette tension font forte impression.
De tous les chanteurs, aucun n’est en reste et tous s’impliquent corps et âme dans leur rôle. La plus frappante est cependant Jacquelyn Stucker dans le rôle de Lucía de Nobile, épouse d’Edmundo, le couple étant les hôtes de la soirée. La cantatrice offre une représentation délirante d’un personnage apparaissant éclatant dans sa robe rouge, et sombrant petit à petit dans une rage lubrique. La voix puissante, ronde, au timbre particulièrement dense, et la précision du chant accompagnent sans s’épuiser l’interprétation.
À ses côtés, Nicky Spence, dans le rôle d’Edmundo de Nobile, est un époux plus mesuré, autant dans le jeu (un peu bonhomme) que dans la voix, un ténor clair et à la diction parfaite – il est le plus compréhensible de tous les personnages.
Gloria Tronel incarne la cantatrice Leticia Meynar, peuplant son soprano lumineux de suraigus tranchants, parfois déstabilisants. À l’inverse, Hilary Summers, dans le rôle de Leonora Palma, propose un timbre beaucoup plus grave, un contralto dramatique évoluant sur une palette de sombres nuancés. Quant à la mezzo-soprano Christine Rice (Blanca Delgado), elle montre un chant modulé et une voix en clair-obscur dont les contrastes sont particulièrement soulignés dans l’air « Over the sea » qu’elle chante accompagnée du piano.
Claudia Boyle est la duchesse Silvia de Ávila, jouant sur le snobisme du personnage et la dévotion envers son frère, touchante dans son appel désespéré à son fils, Yoli. Le chant est précis, la voix est souple et le soprano nuancé de graves. Son frère, Francisco de Ávila, est incarné par le contre-ténor Anthony Roth Costanzo, qui se donne entièrement dans son rôle de personnage frêle et maladif, accompagné pourtant d’un chant ample et assuré.
Le couple réunissant Amina Edris (Beatriz) et de Filipe Manu (Eduardo) est un duo d’amour sempiternel : presque à aucun moment les personnages ne sont séparés. Elle, présente un soprano chaleureux répondant avec aisance à la clarté aux éclats romantiques du ténor.
Parmi les autres invités, Jarrett Ott est un Colonel Álvaro Gómez accompli, doté d’un baryton puissant, imposant le côté militaire du personnage. Frédéric Antoun est un Yebenes arrogant et dédaigneux, proposant un chant précis et dégagé. Clive Bayley aborde d’une basse sombre et dense Carlos Conde, poussant dans un jeu à la fois drôle et dramatique le rôle du vieux docteur. Paul Gay, dans le rôle du chef d’orchestre Alberto Roc, propose un chant plutôt charnu, un peu resserré. Enfin, Philippe Sly (Señor Russel) met en scène une voix nette, tranchante, mise en valeur dans son air « I am happy » avant qu’il ne retombe, définitivement mort.
Des domestiques, se dégage d'abord le chant grave et ordonné de Thomas Faulkner (Julio, the Butler) qui est enfermé avec les invités. Pour les autres, dont les interventions sont brèves, Julien Henric (Lucas) pose un chant bien amené, encore jeune. Le duo des servantes constitué par Ilanah Lobel-Torres et Bethany Horak-Hallett se répond avec vivacité et fluidité. Andres Cascante est un Cuisinier au baryton rond et souple. Nicolas Jones quant à lui est un Enrique-Serveur appliqué dans la voix et dans le rôle. Régis Mengus campe un Padre Sansón inquiétant, rehaussé par les teintes sombres de sa tessiture. Enfin, Neil Rivet, de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, reprend d’une voix pure le rôle de l’enfant Yoli.
Les Chœurs de l’Opéra de Paris, dirigés par Ching-Lien Wu, n’interviennent pas directement sur scène, mais depuis le deuxième étage de la salle. Ils ne manquent pas d’énergie et accompagnent avec vigueur et solidité la musique et les solistes.
L'Ange Exterminateur s’achève dans un tonnerre d’applaudissements.