La Force du destin en direct du Met : expérience immersive de guerre postindustrielle
Il y avait près de vingt ans que l’opéra de Verdi La Forza del destino n’avait pas été donné sur la scène du Metropolitan Opera. Voici l’œuvre de retour à l’affiche, dans une relecture contemporaine de Mariusz Treliński. L’action a été transposée dans le contexte d’une dictature militaire, puis dès le deuxième tableau, en pleine guerre moderne. Le public est mis en garde quant à la présence de « coups de feu, lumières stroboscopiques et effets de brouillard ». Toutefois, l’aspect le plus marquant reste la vidéoprojection d’hélicoptères de combat en contreplongée. Pour le public en salle de cinéma, l’effet est encore plus saisissant.
L’immersion semble le maître mot de cette scénographie, qui entend rappeler la réalité contemporaine de la guerre. La réalisation du Live HD en plan rapproché y contribue grandement, en faisant perdre la dimension réelle des décors (de Boris Kudlička). Ce faisant, une fois n’est pas coutume, les caméras renoncent à filmer l’orchestre, même pendant l’ouverture, jouée à rideaux ouverts sur une scène qui se déroule au plateau. La prestation des instrumentistes, dont l’écran ne dévoile jamais le visage, s’en trouve reléguée au second plan. Tout au plus se remarquent la délicatesse du phrasé du clarinettiste solo ou l’élégance de la harpe sur le finale du deuxième acte. Du reste, la direction énergique de Yannick Nézet-Séguin ne laisse aucune place à l’appesantissement.
Deux plateaux se partagent les premiers rôles de cette production. Il s’agit ici de la première distribution, emmenée par Lise Davidsen en Leonora (une prise de rôle). La soprano norvégienne livre une performance très aboutie, servie par une longueur de souffle et une aisance d’émission déconcertantes. Les plans rapprochés ont au moins le mérite de montrer la finesse de son jeu de tragédienne au visage changeant, intensément expressif.
Dans le rôle de Don Alvaro, Brian Jagde montre des qualités indéniables de ténor spinto : de l’ardeur, une patine sombre dans le médium, un aigu puissamment projeté par-dessus l’orchestre. Il lui faut cependant un petit temps de chauffe dans le premier acte où sa voix manque un peu d’éclat. Il retrouve ses marques dans les duos avec le Don Carlo di Vargas d’Igor Golovatenko, qui possède pour sa part toute la palette vocale du baryton verdien. Sa voix allie nuance et musicalité à un timbre flamboyant. Il se montre très investi dans son rôle, au contraire de son collègue ténor, beaucoup plus timoré dans son jeu.
Soloman Howard incarne deux rôles de basse. Il est tour à tour le Marquis de Calatrava, père tyrannique de Leonora (et ici, chef de la junte militaire à la tête du pays) et le Padre Guardiano, père de substitution de l’héroïne. La mise en scène semble indiquer que les deux personnages ne sont qu’une seule et même figure. En tout cas, ils sont campés avec la même prestance par l’interprète, avec une certaine âpreté dans son phrasé et des graves profonds et mordants. Il est épaulé par le colérique Fra Melitone, dont le caractère burlesque se retrouve ici complètement effacé par la pesanteur de la mise en scène. Cependant, son interprète, le baryton Patrick Carfizzi, ne démérite pas : sa diction est claire et sa voix bien timbrée.
Judit Kutasi fait ses débuts maison, en Preziosilla, rôle qu’elle met en valeur grâce à la souplesse de son mezzo-soprano sonore, à l’aigu bien conduit et au grave narquois. Elle montre également une belle présence scénique sur son aria au son du tambour, et fait presque oublier la cohorte des danseuses affublées de crânes de lapins qui l’accompagnent et dont l’utilité dans la mise en scène pose question.
En Trabuco, Carlo Bosi assume surtout la dimension comique du personnage, d’une voix de ténor à l’émission serrée, mais bien en place rythmiquement. Stephanie Lauricella s’acquitte honorablement du rôle de la servante Curra, surtout écrit dans le médium de la voix de soprano. La basse Christopher Job est un Alcade vaillant, à la voix sonore et bien (t)racée. Enfin, grand habitué des seconds rôles du Met, le baryton-basse Paul Corona semble un peu en dessous de ses prestations habituelles dans le rôle du chirurgien militaire : son émission ronde et suave sonne ici un peu voilée.
Également crédités dans le rôle des vendeurs, Patrick Miller, Jeremy Little et Ned Hanlon se contentent de donner la réplique à Trabuco avant de rejoindre le chœur. Un bref reportage durant le second entracte permet d’apprécier le travail minutieux du « chorus master » Donald Palumbo. Ce dernier fait part de son souci d’homogénéité jusque dans la moindre syllabe du texte. C’est effectivement ce qui transparaît de la prestation des choristes du Met, qui semblent mus comme un seul individu.
Comme de coutume, le Metropolitan gratifie son public d’une production colossale, servie par des interprètes prestigieux. Ce dernier aspect ressort avant tout des commentaires du public en salle de cinéma, qui se montre beaucoup plus réservé au sujet de la mise en scène. Cette soirée a également été l’occasion d’entendre un avant-goût de la prestation de Benjamin Bernheim dans le rôle-titre de Roméo et Juliette de Gounod, qui sera diffusé en live HD le 23 mars.
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