Rusalka à Berlin, nouvelle vague hongroise
Kornél Mundruczó, considéré comme le représentant majeur du nouveau cinéma hongrois, après les générations précédentes des István Szabó et Béla Tarr revient ainsi à l'opéra. Le choix de cet opus résonne avec le fait que Rusalka, « conte lyrique » en trois actes et en langue tchèque (créée à Prague en 1901) est un témoignage de l’affirmation des nationalismes slaves au sein d’un empire austro-hongrois déclinant. Cet opéra, le plus connu en langue tchèque, est finalement assez peu joué avant la fin du siècle et attend 1982 pour connaître sa création française, à l’Opéra de Marseille (il faut attendre deux décennies de plus pour le voir à Lyon et Paris). Sa première berlinoise a lieu au Komische Oper en 1956, période d'échanges culturels entre la RDA et les autres pays du bloc soviétique.
Ce choix de Kornél Mundruczó de la part du Staatsoper, se montre audacieux à en juger par les qualités visuelles, narratives et de direction d’acteurs de cette mise en scène d’opéra. Il s'inscrit déjà dans une lignée : dans ce même théâtre berlinois, le metteur en scène signait en 2021 la création intitulée Sleepless de son compatriote Péter Eötvös, d’après le dramaturge (et prix Nobel de littérature 2023) norvégien Jon Fosse.
Trois décors différents donnent corps à cette histoire étrange et féérique qui tient à la fois d’Ondine de Friedrich de La Motte-Fouqué et de La Petite Sirène d'Hans Christian Andersen, où une créature des eaux, Rusalka, accepte de perdre l’usage de la parole en échange d’un amour impossible avec un prince qui, hélas, s’éprend d’une autre femme, une princesse de son rang. Le premier décor pourrait très bien convenir à La Bohème : un appartement d’allure modeste, assorti en vertu du réalisme poussé à l’extrême des scénographes entre autres d’une baignoire derrière un rideau de douche, d’une cuvette de toilettes et d’un étendoir à linge — sans parler des multiples références des costumes (de Monika Pormale comme les décors) et coiffures aux cultures urbaines contemporaines (jusqu’à la coupe mulet du Prince).
Les décors coulissant de haut en bas relisent l’argument à travers le prisme des conflits sociaux, en particulier de la difficulté à se faire place dans les grandes villes. Au début de l’acte II, le public rit en voyant apparaître un loft ultra-design (le palais princier du livret de Jaroslav Kvapil) avec terrasse offrant une vue sur Berlin et sa skyline si caractéristique (tour de télévision et Rotes Rathaus-mairie rouge). Lorsque le sort de la sorcière Ježibaba est rompu, en plein acte III, que Rusalka se refuse à tuer le prince pour mettre fin à son malheur et devient un mort-vivant condamné à hanter les eaux profondes, c’est une cave sordide aux néons défaillants qui s’offre à voir. Dans l’univers symbolique et visuel de Kornél Mundruczó, la métamorphose suggérée par l’opposition entre créatures des eaux (Rusalka et son père Vodník) et le monde humain, comme la part effrayante de l’inconscient, sont matérialisés par des animaux qui inspirent le dégoût (avalanche d’anguilles sorties de la baignoire et des toilettes, long serpent noir sorti d’un cadre mural dans l’appartement chic, qui enserre et étouffe le Prince). Tout est pensé : le cinéma à la trame narrative étique, mais visuellement extrêmement riche et osé de Mundruczó, d’une ironie acerbe, trouve ici son pendant à l’opéra.
Si la distribution vocale est amplement investie, les femmes semblent ici mieux tenir leurs rôles respectifs que les hommes, et les rôles secondaires prennent parfois le dessus. L’Esprit du lac, la basse finnoise Mika Kares, se complaît dans des ports de voix qui ne sont pas du meilleur du goût et restent un peu trop dans la gorge. Le ténor princier, du Tchèque Pavel Černoch, charme par ses belles harmoniques, mais le timbre en retrait est globalement très nasal.
Christiane Karg fait un début magnifié dans les coloratures du rôle de Rusalka et se montre particulièrement à son aise dans la veine mélodique populaire et envoûtante d’airs tels que le fameux Chant à la Lune.
Sa concurrente dans le livret, la Princesse étrangère incarnée par la soprano dramatique russe Anna Samuil est vocalement irréprochable, mais pourrait affirmer plus de personnalité.
Anna Kissjudit, mezzo hongroise, campe une sorcière Ježibaba en volubilité dramatico-vocale. Toutes et tous se prêtent avec brio aux exigences chorégraphiques d’une mise en scène ingénieuse et créative jusque dans les passages purement instrumentaux.
L'auditeur note également l'égalité des registres du baryton polonais Adam Kutny, garde-forestier, et le puissant soprano lyrique de Clara Nadeshdin, garçon de cuisine à la personnalité presque écrasante. Le chasseur du baryton sud-coréen Taehan Kim, Premier prix du Concours Reine Élisabeth 2023, crève la scène en personnage secondaire de très haute tenue, tout comme le trio des Esprits des bois (la soprano hongroise Regina Koncz, au timbre agréable et tout en souplesse, ainsi que les mezzos à la voix ample et généreuse d'Ekaterina Chayka-Rubinstein, Allemande d’origine ukrainienne, et de la Suédoise Rebecka Wallroth), trois chanteuses de l’Internationales Opernstudio du Staatsoper.
La direction musicale maîtrise très bien les contrastes, mais l’orchestre, en principe tout à fait apte à retranscrire les moindres nuances exigées par la partition, affiche parfois un certain laisser-aller dans les départs, ce dès le prélude. Si chef britannique Robin Ticciati, qui fait ici ses débuts avec la Staatskapelle, a déjà dirigé Rusalka à Glyndebourne en 2019, il ne parvient pas plus à tirer la phalange berlinoise d’un certain caractère routinier qu’à galvaniser le Chœur du Staatsoper (nymphes des bois, invités et entourage du Prince), doué d’un talent certain dans l'expression de la diversité des coloris, mais relégué en fond de scène par Kornél Mundruczó.
L’imagerie onirique, la noirceur ambiante et le jeu sur les identités triomphent à la fin du spectacle : Rusalka est dotée d’un corps mutant de créature marine répugnante lorsque le prince pris de remords accepte finalement de mourir dans un ultime baiser. Le public du Staatsoper fait preuve d’une écoute très attentive (un silence recueilli plane dès le foyer plein qui accueille la présentation orale par le dramaturge en début de soirée). Estomaquée, l'assistance retient son souffle jusqu'à la fin de la représentation. Les quelques huées ne parviennent pas à couvrir des ovations déchaînées.