Pelléas et Mélisande format salon à l'Athénée
Un piano côté Jardin, un canapé deux-places côté Cour (qui ne sera complémenté que par un fauteuil une place plus tard, puis un autre), un panneau de planches en contre-plaqué pour seul horizon, avec une porte qui s'ouvre et se referme pour les quelques entrées et sorties de personnages : cette version assume l'épure jusqu'à la "pauvreté". Un arte povera pour ces pauvres personnages : Pelléas et Mélisande, et Golaud, Yniold, Arkel et Geneviève ont dans cette œuvre, en partage, la tristesse et la douleur, peines et tourments qui semblent d'autant plus omniprésents et incontournables dans cette mise en huis-clos.
La nature, le monde en général, étant totalement absents du plateau, les personnages doivent les halluciner en regardant vers l'eau ou la forêt... derrière un canapé. L'interaction la plus éloquente est alors celle entre les six personnages présents (la version concentrée se passe des petits rôles du médecin et du berger) et le pianiste qui devient lui aussi personnage, le piano devenant même élément scénique. Golaud ici porté du début à la fin sur la colère et la boisson, s'appuie sur l'instrument comme un pilier de bar (et de barre, de mesure). Surtout, Mélisande se hisse sur le piano (comme sur une tour) d'où elle fait descendre ses longs cheveux, vers Pelléas. Enfin, Arkel se tourne vers le pianiste et fait mine de le diriger en levant quelques doigts tremblants, symbole de son pouvoir mourant lui aussi.
Ce spectacle qui poursuit une grande tournée a été travaillé en résidence à Royaumont, l'occasion, encore pleinement visible dans le résultat et encore plus dans ce format salon, d'une exploration théâtrale et d'un travail de jeu d'acteurs. Mais, de fait, les interprètes semblent d'abord proposer des exercices formels, insistant sur une seule émotion, un geste répété, un mouvement : ne rendant forcément pas compte de la richesse de ce texte et de cette musique. De surcroît, l'écart entre la dimension du plateau et la profondeur de cette œuvre piège les artistes dans un entre-deux : pour atteindre la seconde, ils doivent déployer des attitudes et des voix démesurées pour la première. Il en va de même pour le pianiste qui doit donc, à lui seul (performance certes et assurément impressionnante) assumer toute la partie instrumentale. Martin Surot s'y emploie avec une application et une implication de chaque instant, marquant clairement les lignes et les motifs musicaux, mais -quoique la version piano soit de Claude Debussy en personne- ne pouvant atteindre aux splendeurs orchestrales de cette œuvre. Cette réduction scénique et musicale pose au final la question de savoir à qui elle s'adresse, sans doute aussi à un public qui pourrait se dédoubler : à un spectateur chimérique qui voudrait découvrir l'œuvre dans un format concentré et qui dans le même temps connaîtrait si bien l'oeuvre qu'il en apprécierait un nouveau format dans lequel il entendrait, à travers leur épure, les résonances de l'orchestre et du drame.
Mains dans les poches plus que dans les cheveux de Mélisande, Jean-Christophe Lanièce s'est visiblement vu demander de jouer Pelléas avec une forme de timidité, contrastant d'autant avec la violence de Golaud (qui va jusqu'aux sévices physiques, puis au crime). Le rôle de Pelléas est unique dans le répertoire vocal, et, à l'image de cette version entre dimension de chambre et aspirations immenses, la voix de Jean-Christophe Lanièce est comme prise en tenailles entre différentes projections et tessitures. Le baryton doit ainsi alléger autant que possible son grave pour pouvoir monter vers un aigu qu'il vise à couvrir au maximum mais qui se tire vers le haut. Ses registres s'unifient par la vigueur claironnante de son chant et l'intensité du drame.
Marthe Davost dessine au contraire la grande palette du personnage de Mélisande, en particulier de sa voix qui marie la parole et le chant (l'enjeu et la merveille de cet opéra). Les caractères effarouchés ou évanescents d'une parole mélodieuse portent parfois vers des aigus intenses.
Halidou Nombre en Golaud propose les plus grands déploiements théâtraux et vocaux, dont les qualités semblent d'autant plus démesurées pour le lieu. Dans une plus grande salle et scène, sa jalousie enragée paraîtrait assurément plus profonde que soudaine, son ample prosodie rendrait son plus bel hommage au texte de Maeterlinck, et l'amplitude de sa tessiture et de son vibrato à la musique de Debussy. D'autant qu'il construit sa prestation comme un intense crescendo (quoique partant déjà de fort, haut).
Cyril Costanzo accompagne les souffrances d'Arkel par la vibration constante de sa voix mais aussi de son visage, y compris lorsqu'il cède son fauteuil roulant aux autres personnages (à Golaud lorsqu'il est blessé, à Mélisande lorsqu'elle est mourante). Pourtant, le phrasé de cette basse incarnant le roi d’Allemonde demeure limpide sur l'essentiel de l'ambitus (l'aigu forte est tendu).
Marie-Laure Garnier offre à Geneviève son articulation modèle dont la rondeur chaleureuse n'a d'égale que la richesse de sa tessiture centrée sur un médium ferme et ourlé, le tout parachevé d'un vibrato d'ornement.
Yniold est ici représenté en adolescent avec bonnet et écouteurs qu'il serre sur ses oreilles pour tenter (en vain) de se protéger des propos et des violences de Golaud. La voix de Cécile Madelin surgit en courts accents mais d'une intensité placée au timbre épais.
Le public applaudit très chaleureusement la jeunesse dévouée et même emportée de cette distribution artistique, ainsi que les deux metteurs en scène.