Soirée berliozienne et wagnérienne avec Nelson, DiDonato et Spyres à Strasbourg
Après Les Troyens en 2017, La Damnation de Faust en 2019, puis Roméo et Juliette en 2022, les artistes de cette soirée dévoilent à nouveau les facettes d'une collaboration qui ne cesse de se révéler fructueuse : une complicité qui s'élabore d'abord entre la mezzo-soprano Joyce DiDonato, le ténor Michael Spyres et le chef John Nelson avec l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg, que ce soit en concert, ou dans le cadre d'enregistrements.
L'autre versant notable de cette collaboration réside dans l'enthousiasme partagé pour le répertoire lyrique de Berlioz dont les pages irriguent abondamment le programme de ce soir : des extraits de l'opéra Les Troyens dont le fameux duo « Nuit d'ivresse et d'extase infinie », l'intégralité de la scène lyrique Cléopâtre ainsi que « Roméo seul » et « Grande Fête chez Capulet », extraits symphoniques tirés de la symphonie dramatique Roméo et Juliette. Quasiment contemporains des Troyens, les Wesendonck Lieder de Wagner complètent ce programme et tracent une continuité avec l'expressivité dramatique et l'audace harmonique berlioziennes.
Parée d'une robe aux teintes violettes et parme, la mezzo-soprano américaine déroule un soyeux legato et un vibrato soutenu. Si, au début du duo « Nuit d'ivresse et d'extase infinie », les aigus peuvent paraître légèrement durs, ils gagnent rapidement en rondeur et en brillance. En Cléopâtre, la mezzo-soprano manie les contrastes : des délicieux glissandi en cascades aux graves charnus, elle révèle des "r" puissamment roulés et des "c" et "t" quasiment percussifs.
La véritable « mort sur scène » de Cléopâtre, que Joyce DiDonato donne à voir et à entendre, saisit toute l’assistance : le bras tendu (mordu par un serpent venimeux selon la légende) la posture digne et la tête légèrement en arrière, sa voix accède à des graves profonds, presque sépulcraux. Tout en résonnant pleinement, ses derniers mots chantés pianissimi sont finement tremblés et soupirés, jusqu'au dernier souffle qu'elle rend audible sur « César », laissant le public suspendu à ses lèvres.
Michael Spyres porte à son tour l'écriture contrastée des Wesendonck Lieder : sa prononciation modèle embrasse chaque mot avec précision, tant dans la mélodie « infinie » de Träume (Rêves) que dans le rythme plus soutenu sur Im Treibhaus (Dans la Serre). Sa voix conserve sa puissance et sa générosité dans les aigus, radieux, et dans les graves chauds et légèrement granuleux. Ses mezzo-voce duveteux esquissent pleinement l'atmosphère poétique et rêveuse des cinq pièces du cycle de Wagner. Pour Berlioz, il dévoile un bel canto chaloupé, en symbiose avec la mezzo-soprano.
Largement lyrique, le programme met aussi à l'honneur les pupitres de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg : la chatoyance des cuivres, les pizzicati sonores et nets des cordes, les pianississimi saisissants de solennité révèlent de manière égale le jeu riche et rigoureux des instrumentistes.
En fin connaisseur du répertoire berliozien, John Nelson dirige du bout des doigts, modelant le son et les textures, tout en demeurant assis. Enlevée et précise, la direction de Ludovic Morlot, en première partie de concert, révèle une maîtrise complète des dynamiques.
Le concert, triomphal en tout point de vue, se clôt sur les bravi et les ovations prolongées d'une salle comble, mais qui n'ouvrent pas aux prolongations : John Nelson paraissant fatigué après tant d’émotions (le chef se tenant au rebord des sièges des violonistes lors de ses déplacements), il remercie, la main sur le cœur devant un public presque intégralement levé et absolument ravi.