Quand Rothko et Richter entrent en résonance à la Fondation Louis Vuitton
Actuellement, plus d’une centaine de toiles du peintre Mark Rothko (né en Lettonie et émigré à New York) se déploient à tous les étages de la Fondation Louis Vuitton, véritable bâtiment-nef construit en 2014 par l'architecte Frank Gehry. Ses toiles, la plupart de grandes tailles, superposent des formes rectangulaires suivant un rythme binaire ou ternaire et utilisent des tons jaunes, rouges, ocre, orange mais aussi bleu, blanc… Rothko disait être devenu peintre car il voulait "élever la peinture au même degré d’intensité que la musique et la poésie". Il cherchait à représenter ce qui ne peut être vu, seulement perçu et ressenti. L’observation de ses toiles pousse en effet au recueillement et à l’introspection. Il disait d’ailleurs ne pas être intéressé par la couleur mais par la recherche de la lumière.
Le compositeur Max Richter a travaillé au plus près de cette démarche de Mark Rothko pour composer sa pièce Unity Fields I. En introduction du concert, il explique au micro que la peinture de Rothko est la porte d’accès à un univers mystérieux, impalpable et pourtant tangible. C’est au piano que, en compagnie du chef britannique Matthew Lynch et des membres de l’orchestre Le Balcon, il fait entendre cette pièce, spécialement commandée par la Fondation Louis Vuitton. Sur un thème descendant en mode mineur sans note sensible, lentement étiré et légèrement repris électroniquement, une grande arche s’installe peu à peu, imperceptiblement, reprise progressivement par l’ensemble des musiciens (cordes, vents et percussions). L’effet de vague qui croît puis décroît est assez saisissant, demandant une grande concentration de la part des instrumentistes et du chef d’orchestre Matthew Lynch. Tout est dans le travail d’intensité, de réglages de densité, avec d’infimes décalages rythmiques ou harmoniques pour mailler cette trame sonore qui semble pourtant évanescente. Ce travail d’écriture extrêmement méticuleux présente un puissant écho aux tableaux de Rothko. Là aussi, comme lors de l’observation des toiles, une dimension contemplative et introspective s’installe, qui prend littéralement le public.
En introduction de Unity Fields, les musiciens sont rejoints par la soprano Imogen Russell, pour interpréter Tuesday, troisième acte du ballet The Waves. Toujours de Max Richter, c'est une œuvre poignante, introduite par la lecture, dans un Anglais magnifié, de la dernière lettre qu’écrivit Virginia Woolf à son mari, avant de se donner la mort. Là aussi, la musique est modale, dorienne même (le mode qui suit la même mélodie que celle formée en jouant les touches blanches d'un piano en partant de la note ré), dans un grand quatre temps lent et une pensée musicale d’inspiration minimaliste. La soprano Imogen Russell vient glisser son timbre lumineux, sûr et intense, au sein d’un cheminement puissant et magnétique, en émettant quatre notes répétées régulièrement, dans un motif descendant démarrant au la aigu. La dimension mystique est très présente, semblant même évoquer le Miserere d’Allegri, avec sa conclusion, elle aussi en formule descendante, émise par un soprano cristallin et démarrée au la aigu… Imperceptiblement, le discours se densifie, avec l’arrivée de croches puis de doubles croches aux cordes, l’entrée des vents puis celle de la grosse caisse et du gong, en scansions telluriques. Imperturbable, Imogen Russell continue à émettre, avec une parfaite maîtrise technique et musicale, sa ligne claire, véritablement entourée par les ondes musicales de l’orchestre, comme une sirène sur son rocher. Mais la force imperturbable du courant musical finit par submerger sa voix, qui s'éteint, son motif musical étant pris en relais par la flûte traversière. La flûte qui se tait à son tour, pendant que les cordes et les cuivres maintiennent une tension dramatique, toujours dans un tempo lent, qui s'achève en levée soudaine, relayée par des harmoniques effleurées dans l'aigu, pour un effet suspendu haletant. La fin, en effacement progressif, laisse entendre un silence de plusieurs longues secondes avant que le public ne retrouve ses esprits.
En conclusion, la troisième pièce de ce programme, Exiles, s’inscrit également dans une démarche de contemplation et de recueillement. Commande du Nederlands Dans Theater datant de 2015, elle s’inspire du désastre humanitaire qui était en cours en Syrie en 2011, et qui mit de nombreux Syriens sur les routes de l'exil. Max Richter est, là aussi, au piano, pour répéter en boucle la même formule thématique, dans un rythme à trois temps de marche funèbre. Pour Exiles, seuls les cordes, le piano, deux harpes, un célesta, deux vibraphones et un gong sont présents. Là encore, les évolutions sont très finement amenées : présence ou non du célesta, des deux harpes et des deux vibraphones pour timbrer plus ou moins le thème en boucle, qui figure la marche des exilés, une ou deux notes changées ici ou là ou jeu sur les intensités, au sein de la trame harmonique qui représente les paysages traversés par les processionnaires. De nouveau, un crescendo prend de plus en plus d’ampleur, ponctué à son sommet par de solennels coups de gong, avant de décroître en désinence assez rapide, comme une fin en points de suspension...
Mark Rothko disait que si les gens voulaient vivre des expériences sacrées, ils en trouveraient dans sa peinture et que s’ils voulaient des expériences profanes, ils en trouveraient aussi. Tuesday, Unity Fields et Exiles sont pétris des mêmes ferments. Y assister en concert procure à l'assistance un sentiment étrange et fort de démarche mystique. Max Richter est à même de revendiquer pour sa musique la phrase de Mark Rothko : “l’art est extatique ou il n’est rien”.