Un long Dimanche de fiançailles et de lumière à la Philharmonie
Après le Jeudi en 2018 (à l’Opéra Comique), le Samedi en 2019, le Mardi en 2020 et le Vendredi en 2022, Le Balcon poursuit son exploration du cycle Licht de Karlheinz Stockhausen avec le Dimanche de Lumière (Sonntag aus Licht) à la Philharmonie de Paris (avant le Lundi en 2024 et le Mercredi et ses hélicoptères en 2026). Comme dans les autres opus, l’œuvre est marquée par son gigantisme, son innovation (que l’on peut aussi qualifier de folie) et son symbolisme omniprésent. L’œuvre est si imposante qu’elle doit être jouée en deux soirs, et qu’elle oblige la Philharmonie à mobiliser ses deux salles pour la seconde soirée (la grande salle Pierre Boulez et celle de la Cité de la musique).
Ce Dimanche s’arrête sur l’union de Michael et d’Eve, les deux personnages figuratifs principaux de cette heptalogie. Chacune des cinq scènes présentées constituent une expérience musicale hors du commun. La mise en espace que signent conjointement Maxime Pascal et Ted Huffman reste dans l’épure et dans le respect strict des indications du compositeur. Les costumes de Pascale Lavandier apportent de la fantaisie, notamment dans les couleurs de la scène 2, ou par ces robes dont elle habille certains hommes, symboles de cette union des genres. Maxime Pascal officie également comme directeur musical, battant la mesure par de larges gestes, visibles de loin et permettant une précision optimale de la part des musiciens.
Comme chaque journée, l’œuvre démarre par un Gruss, un Salut. Une scène très codifiée : Michael (le ténor claironnant Hubert Mayer) et Eve (Michiko Takahashi à la voix très fine et pure, au léger vibrato) y dialoguent, entourés de 29 musiciens (de l’Orchestre de chambre de Paris et du Balcon) répartis au milieu des spectateurs : 17 travaillant un motif (ou une formule) associé à Michael dans le registre aigu et 12 symbolisant Eve dans le registre grave. Au-dessus de chacun, une ampoule marquant leur présence. Sous leur pupitre, un verre d’eau qu’ils boivent un à un avant de quitter la salle à la fin de la scène. Musicalement, ces fragments paraissent d’abord hétéroclites et dispersés par la spatialisation, comme un orchestre qui s’accorde, puis se structure petit à petit au fil de la scène pour trouver sa cohérence, son unité. Cette partition opère sur le spectateur un effet de fascination ou de sidération, voire d’anesthésiant.
La deuxième scène, Engel-Prozessionen ou Processions d’anges, mobilise sept groupes de chanteurs, chacun vêtu d’une couleur (avec chacun un diapason en pendentif) et représentant à la fois une journée de la semaine et un élément (les anges de l’eau, de la terre, de la vie, de la musique, de la lumière, du paradis et de la joie). Chacun chante dans une langue, dispose d’un rituel et d’une gestique symbolique et d’une formule mélodique qu’il répète inlassablement en se déplaçant au milieu du public, dans un tuilage qui évolue constamment, là encore jusqu’à finir par trouver une sorte d’unité, figurant l’union mystique qui unit les deux personnages d’Eve et de Michael. Leur bouquet de mariage est présenté par une femme qui fait le tour de la salle, lentement, dans une attitude prostrée. Tous les groupes sont composés de six choristes (du Balcon), sauf les Anges de la joie qui ne sont que quatre : la soprano Marie Picaut (à la voix pointue et cristalline), la mezzo Emmanuelle Monier (à la texture vocale épaisse et au vibrato rapide), le ténor (lyrique au grain fin et suave) Josue Miranda et la basse Florent Baffi (au timbre rond et aux aigus très sollicités). Aux balcons, le Chœur Tutti et le Chœur Stella Maris, habillés de noir, accompagnent l’ensemble, comme une ombre planant sur ce mariage céleste.
La seconde soirée est introduite un par Gruss intermédiaire, qui n’est pas de Stockhausen : une intervention de la CGT Spectacle. La scène 3, Licht-Bilder ou Lumière-Images, démarre ainsi avec un retard conséquent, qui ne restera pas sans conséquence. Le public retrouve le ténor Hubert Mayer, accompagné d’une flûte, d’un cor de basset et d’une trompette (Henri Deléger et ses sourdines, présents depuis le début du cycle). Ils interprètent une sorte de Gloria, un chant de louange à tout ce qui compose l’univers : le ténor récite ainsi de tête une litanie de près de 45 minutes, associant chant et chorégraphie, les illustrations projetées en fond de scène n’autorisant pas la moindre erreur.
La quatrième scène associe l’odorat à l’ouïe, les noces étant bénies par sept fragrances, une mélodie de senteurs, dont de l’encens. Au cours de trois solos, trois duos et un trio, six solistes expliquent les emblèmes symboliques de chaque journée de la semaine. Comme possédés, impliqués dans ce rite étrange, ils construisent un passionnant récit, bien que totalement décousu. Hubert Mayer, toujours lui, use de sa voix très directe tandis que Safir Behloul est un ténor au timbre sombre et pur. Pia Davila dispose d’une voix perlée, ancrée dans l’aigu quand l’autre soprano, Jenny Daviet, expose une voix plus médiane et ambrée au vibrato rond, et aux aigus puissants et longs. Deux basses complémentaires complètent le sextuor : Antoin Herrera-López Kessel à la voix claire et Damien Pass (lui aussi présent depuis le début du cycle) dont le timbre est très noir et très dense. Puis, les deux époux paraissent. D’abord Eve, dont la voix résonne depuis un haut-parleur avant qu’elle n’entre en procession depuis le fond de salle : Léa Trommenschlager l’interprète d’une voix déclamative au phrasé incisif. Puis Michael la rejoint, interprété par un enfant, Aurélien Segarra à la voix pure et angélique. Le couple peut enfin gagner un autre monde, ensemble, à la suite d’un (vrai) cheval blanc.
La cinquième scène n’est pas moins originale (elle est même probablement la plus marquante) : le public est réparti dans deux salles. La même partition y est jouée, avec 18 secondes d’écart, par des instruments dans la première et par des voix dans la seconde. À sept reprises, le son et l’image de l’autre salle sont diffusés et percutent la partition jouée en direct, dans une union des deux concerts. Après une première exécution, le public est invité à changer de salle, et la scène est redonnée à l’identique. Dans chaque salle, cinq groupes se côtoient, chacun disposant de son chef d’orchestre (soient 10 chefs parmi lesquels Alphonse Cemin et le compositeur Othman Louati) puisqu’allant à son propre tempo. Les instrumentistes sont membres du Balcon ou élèves du CNSM de Paris. Cinq couples d’instruments sont mis en place : violoncelle et trombone, basson et cor, alto et clarinette, trompette et hautbois, flûte traversière et violon. Régulièrement, des instrumentistes s’extraient de la masse pour jouer en solo, en duo ou en trio (ces extraits étant diffusés dans l’autre salle avec des sous-titres expliquant les intentions du compositeur). Les voix de l’autre salle sont celles de la Maîtrise de Paris, répartis par tessiture, le texte de chacun des cinq groupes étant dans une langue différente. Le finale de la partition est interprété face public, deux chefs (dont Maxime Pascal) prenant en charge la direction de cette partie. Durant toute la représentation, la vidéo de la scène est retransmise en fond de scène, créant une mise en abyme, qui se complexifie lorsque l’image de l’autre salle est projetée car la vidéo montre l’autre salle, où la vidéo de la première est diffusée.
Hélas, un problème technique retarde longuement la seconde interprétation de la scène, puis oblige à la reprendre depuis le début après une interruption. Ces retards ajoutés à l’intervention de la CGT, cette cinquième scène se termine avec près de 40 minutes de retard sur le programme, quelques minutes avant minuit, ce qui laisse peu de marge au public devant prendre les transports en commun pour profiter du Sonntags-Abschied, l’Adieu de Dimanche : une troisième réinterprétation de la scène 5, mais cette fois au synthétiseur. De toute façon, le dispositif visuel prévu par Stockhausen (permettant de voir les mains des instrumentistes) n’est pas mis en place, seule une bande son étant diffusée dans les foyers des deux salles.
À la fin de chaque scène, le public laisse un long temps de silence, n’applaudissant que lorsque le chef l’y invite. L’enthousiasme reste alors constant, de scène en scène, face à l’étrangeté, la puissance et la nouveauté de l’expérience vécue.