Haru (?) à l'Athénée
Certaines notes d'intentions de spectacles sont des mystères. Parfois ce sont les œuvres elles-mêmes. Et parfois, le mystère est à ce point épais qu'il concerne jusqu'au titre de l'œuvre. C'est le cas avec ce spectacle "Haru". Ce cas est certes loin d'être isolé, et le titre d'une œuvre peut même sembler parfois cryptique,... même lorsqu'il s'agit d'un spectacle pour enfant, comme c'était le cas avec "Zerballodu". Sauf que Zerballodu expliquait son propre titre à la fin du spectacle (et dans notre compte-rendu). Haru ne le fait pas, ne donnant pas la clef de son titre, comme il n'offre pas les clefs de sa partition et de son texte. Ces clefs sont pourtant très nombreuses, dignes du trousseau du maître des clefs dans le film Matrix Reloaded. Le texte et la musique sont un patchwork de phrases, d'une manière assumée (les phrases -verbales et musicales- répétées en leitmotiv traduisant la folie de l'héroïne qui cherche par la redite à garder ce qui lui reste de mémoire). Dans ce monde dévasté, le texte/livret (la parole devient chant) de Joël Bastard va de l'évocation lointaine, à la réécriture, à la quasi-citation de tout un répertoire de seuls-en-scène, tout particulièrement dans l'esprit de Beckett (comme dans La Dernière Bande pour ce dialogue de sourd avec un magnétophone, comme En attendant Godot, comme dans Oh les beaux jours avec cette femme prisonnière d'un monde dévasté où elle tente de maintenir une routine, comme dans Fin de Partie, etc.). La partition du compositeur Camille Rocailleux en fait de même, allant de la comptine enfantine à une composition très complexe, en passant par beaucoup de clins d'œil à Debussy (notamment dans la solitude et la prosodie rappelant Mélisande puis avec des vers variant ceux de Verlaine).
La mise en scène de Jean-Yves Ruf tisse un lien dichotomique avec le contenu théâtral et musical du spectacle. Le plateau (scénographié par Laure Pichat) est lui aussi chargé d'éléments, mais l'ensemble propose un rendu logique : celui d'un univers post-apocalyptique avec ses amas d'objets, dont même les rebuts peuvent devenir des trésors de survie, avec aussi un pneu, une portière de voiture éventrée... L'univers est aussi dévasté symboliquement qu'il est en fait pensé pour être fonctionnel (et signifiant) sur le plan de l'action théâtrale. Un grand échafaudage domine le plateau, telle une cabane dans un arbre (ici de métal). La protagoniste y vit, y dort, y mange, y monte, y descend, y délire, s'y penche dangereusement (sans protection ni filet). Cet habitat d'infortune accueille aussi les vestiges du monde passé qui sont à la fois ceux de la nature, de la vie et de l'art : un tableau à peindre rappelle d'ailleurs le début de Tosca, un poste radio-cassette diffuse des voix comme des chants d'oiseau, des lettres côtoient un livre, etc.
Car dans le continuum sonore constamment changeant de cette partition entrelacée de récitations théâtrales, le fil rouge, l'ancrage et le point de départ, c'est l'art. La protagoniste va essayer de se souvenir de sa vie, mais aussi de poèmes, elle va continuer incessamment de parler et parler, mais en fait pour finir par véritablement retrouver sa voix, celle de la raison et celle de l'émotion alliée : sa voix de chanteuse.
Cette voix de Romie Estèves, d'abord parole, est ensuite un petit chant de tristesse étouffée traduisant la mélancolie du bout d'une ligne volontairement tremblante mais empreinte de clarté. Les bribes de chant forment ensuite les lignes d'une douce mélopée, l'artiste se soigne elle-même par la voix. Ce chemin la mènera vers une voix lyrique, notamment vers des aigus vibrants, puissants, clairs et justes mais en passant par une phase de transition plus chaotique (engorgée et hésitante). Concernant les passages intermédiaires entre jeu et chant, c'est dans le parlé-chanté que l'artiste exprime sa plus grande virtuosité, très agile de prosodie (au point même que sa parole monte vers davantage d'envolées lyriques que ses registres chantés intermédiaires). Elle trouve en outre des couleurs d'une richesse lugubre dans le grave creusé et assumé.
Les instrumentistes sont installés au plateau un peu en retrait à l'image de leur lien et distance avec le spectacle : lien visuel qu'ils doivent conserver avec la chanteuse dans cette partition extrêmement exigeante en terme de diversité d'éléments et d'écritures, ce qui les installe aussi dans une forme de distance concentrée sur la musique (ils ne sont pas vraiment de ce monde apocalyptique, pas vraiment de cette mise en scène avec laquelle ils n'interagissent qu'à la fin).
Jérémy Peret joue des guitares, acoustique ou électrique, dans cette partition qui passe de l'épure de lignes mélodiques à des distorsions sonores volontairement assourdissantes pour traduire le spectre de la folie du personnage principal. Cette amplification concerne toute la musique et tout le théâtre mais aussi le chant, ajoutant là encore un paradoxe à ce spectacle dont la dimension sonore est à la fois très rapprochée et éloignée par les enceintes : comme ce monde post-apocalyptique qui semblera à certains si proche et si lointain.
Mathieu Ben Hassen est entouré de ses percussions, et même d'un synthé et trombone dont il joue également au cours de la soirée (comme ses collègues, il alterne tout au long de la partition les styles et modes de jeux). Le violoncelle de Marwane Champ apporte du lyrisme à certaines lignes, Joséphine Besançon le timbre de la clarinette (basse notamment), Samuel Bricault l'agilité (incontournable pour la musique moderniste) de la flûte.
Les instrumentistes sont également sollicités pour quelques interventions en chœur, très léger et très distant, à l'image de leur psalmodie finale, telle une invocation tribale sur un mot magique et mystérieux : "Haru Haru Haru". Le sens du titre de ce spectacle est ainsi laissé à la sagacité et aux références culturelles –voire aux divagations– des spectateurs... qui pourraient les mener à considérer le mot "Haru" comme une déformation phonétique de la question "Art, où ?" : la question justement que pose cette soirée (l'héroïne recherche l'art en train de disparaître, de ce monde et du sien).
Le spectacle qui aura été une longue lutte contre la folie, grâce au pouvoir retrouvé de la musique, s'achève dans une alternance de signaux contradictoires, tragiques et positifs. L'héroïne avale les médicaments qui lui restent, mais régurgite le tout (du haut de l'échafaudage), elle titube, monte et descend pour finir à terre, mais en caressant son ventre (l'actrice met discrètement un faux-ventre de femme enceinte au cours du spectacle).
La lumière s'éteint sur ces mots : "pour ce qui passe et qui n'en finit pas" résonnant en écho dans le vide et le silence... avant quelques chants d'oiseaux.
Les spectateurs présents dans la salle très peu remplie applaudissent en frappant fort des mains et lançant des bravos.