Thaïs “éternellement belle” à l’Opéra de Toulon
En s’inspirant du roman d’Anatole France, Jules Massenet et son fidèle librettiste Louis Gallet offrent à la postérité cette confrontation entre deux mondes et deux personnages que tout oppose -la superbe courtisane hétaïre Thaïs qui règne sans partage sur les sens et le cœur des riches citoyens d’Alexandrie, et le moine cénobite Athanaël délibérément retiré au désert dans le plus complet dénuement. De quoi effectivement renforcer et démultiplier leur imagination. Et fait assez rare à l’opéra, le personnage masculin central est confié à un baryton-basse (et non à un ténor). De fait, les moments les plus forts de la partition restent suspendus aux scènes les réunissant seuls en scène tous deux, notamment à l’acte II lorsqu'Athanaël parvient à détourner Thaïs de sa vie dissolue et surtout à la scène 1 de l’acte III, lors de la fameuse scène de l’oasis au pied du monastère d’Albine où la courtisane repentie se retire pour expier ses fautes. Les solistes en cette version de concert déploient ainsi ce poignant parcours, jusqu’à la scène finale qui renverse l’opposition d’origine : Thaïs expire en Sainte tandis qu’Athanaël lui dévoile son amour profane et son désir, quitte à renier sa foi et tous ses engagements. Dans ces moments tragiques, la musique de Massenet vient ici encore atteindre une sorte d’absolu et de force mémorielle.
Mais toute la partition de Thaïs recèle des joyaux, comme le fameux Air du miroir durant lequel la courtisane se désespère de discerner des premières traces du temps qui passe, le spectaculaire air d’entrée d’Athanaël Voilà donc la terrible cité ! ou toute la musique de fête chez Nicias.
Amina Edris, de rouge vêtue, déploie dans le rôle-titre une voix aux couleurs mordorées et capiteuses, longue et capable de se plier sans affèterie aux interrogations, affres et angoisses du personnage. La conduite d’ensemble fait l’objet d’une inspiration permanente avec l’emploi de pianissimi et de son filés aériens. Pourtant, certaines tensions se font ressentir au sein d’une tessiture paraissant un rien tendue (elle sera d’ailleurs remplacée, parce que souffrante, pour la représentation suivante par Chloé Chaume). Elle évite les contre-ré (suraigus) attendus certes, mais la musicalité prédomine, et porte un portait particulièrement juste et profondément sincère du personnage.
Okay I know I sound like a broken record because I say this all the time, but I just LOVE #Massenet so bloody much! Its my third time singing a Massenet heroine and although Thais is a beast of a role, it is a rich one, and it has been such a joy to explore. ️ pic.twitter.com/hOrP5QjEoE
— Amina Edris (@Amina_Edris) 27 janvier 2024
À ses côtés, en Athanaël, le baryton-basse Josef Wagner montre des qualités différentes, moins exposées. La puissance est certaine, l’implication permanente et la maîtrise stylistique marquent son approche. L’incarnation demeure cependant un peu droite, sans cette démesure, cette illumination constante qui habitent le personnage. Les deux interprètes se complètent toutefois avec soin et engagement.
Le jeune ténor canadien Matthew Cairns en Nicias possède une voix claire, émise avec facilité et sa joyeuse composition sied au mieux à ce personnage de noceur, mais par ailleurs fort attaché à sa fugace et capricieuse maîtresse, Thaïs. Dominant le plateau de sa haute stature, le baryton-basse Jean-Fernand Setti montre une robustesse vocale certaine, fort assurée en Palémon, reposant sur un timbre à la fois sombre et lumineux. Il impulse à son personnage une gravité qui demeure humaine. Le duo Crobyle/Myrtale tutoie les sommets. Le soprano tout en fraicheur de Faustine de Monès, l’aigu épanoui et la tenue de la ligne de chant illustrent le portait de la courtisane. Anne-Sophie Vincent pour sa part interprète tour à tour Myrtale, puis au dernier acte la très Sainte Albine. Dans ces deux rôles totalement opposés, sa voix de mezzo-soprano apparaît séduisante, parfaitement sonore et guidée avec un soin tout particulier.
L'ensemble des artistes de ce concert (dont le rôle de la Charmeuse de serpents a été hélas coupé), offre une grande qualité de diction, alors qu'il s'agit de prises de rôles (en-dehors de Josef Wagner et Anne-Sophie Vincent présente -en remplacement de Valentine Lemercier- lors des représentations de l’ouvrage à Tours en 2022 auxquelles participait également Chloé Chaume). Le Chœur préparé par son chef Christophe Bernollin, s'acquitte de son office avec ferveur, appuyé également par la direction musicale de Victorien Vanoosten. Tout récemment arrivé à son poste, ce dernier impose déjà ses marques et semble comme impulser à l’orchestre une détermination nouvelle. Il propose une exécution d’ensemble d’une grande noblesse de ton, impérieuse et toujours brillante, mettant en valeur l’ensemble des pupitres de sa phalange, notamment les cordes. Il sait aussi insuffler la plus profonde émotion, notamment lors de la délicate scène finale. La fameuse Méditation trouve sous les doigts du premier violon solo, Laurence Monti toute sa justesse expressive et son ampleur.
Le public toulonnais réserve un accueil vif et enthousiaste à cette Thaïs toujours aussi fascinante.