12 Vies en Couleurs : Schönberg par Bertrand Bonello à la Philharmonie
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Tel est le nombre de notes dans la gamme musicale européenne classique (do do# ré ré# mi...).
12, ces douze notes au fondement de notre musique depuis la Grèce Antique, Arnold Schönberg (né il y a 150 ans) s'en est servi, de toutes justement et à égalité pour imprimer sa marque sur l'histoire de la musique au XXe siècle : avec sa série "dodécaphonique". Comme son nom l'indique, il s'agit d'utiliser les douze sons mais plus spécifiquement encore, de tous les utiliser autant. La musique dodécaphonique compose ainsi une suite de séries par douzaine de notes chacune : chacune des douze notes doit être employée une fois à son tour avant de pouvoir être entendue à nouveau, et ainsi se suite...
Cette technique dont Schönberg était particulièrement fier ne prive toutefois pas le compositeur de sa créativité : il faut bien choisir l'ordre de chaque série, et cette égalité retrouvée pour chaque hauteur de note peut souligner d'autant plus les choix de rythmes, de timbres, de nuances... Il n'empêche, cette technique (a fortiori lorsque le principe de la série a ensuite été généralisé -notamment par Boulez qui a donné son nom à la grande salle de cette Philharmonie- à tous les paramètres du son), par sa mathématique a produit des œuvres d'une complexité mal appréciée, pour avoir rebuté nombre d'auditeurs.
Mais Schönberg ne se résume pas à la dodécaphonie et cette dodécaphonie est une dimension de son œuvre, qui s'est aussi nourrie des autres.
12 est donc aussi le nombre d'œuvres au programme de cette création-concert, présentant 12 manières différentes employées par Schönberg pour composer : 12 œuvres proposées dans ce spectacle dans un ordre (presque) chronologique, remontant à l'époque de ses premiers opus, encore dans la veine romantique, en passant par des pièces dramatiques poignantes, par des œuvres inspirées du cabaret, jusqu'au dodécaphonisme, mais en poursuivant avec des fresques passionnées pour chant, pour piano, et pour chœur (en sol mineur).
Pour la plupart de ces 12 pièces, ce sont des extraits qui sont proposés, chacun durant entre 5 et 12 minutes (évidemment). La soirée propose ainsi une plongée en deux heures sans entracte ni temps mort dans l'œuvre et la vie de Schönberg, via le dispositif scénographique (d'Emanuele Sinisi).
Le réalisateur Bertrand Bonnello (connu pour les films L'Apollonide, Saint Laurent... mais dont la formation de pianiste classique l'a mené jusqu'à jouer du Schönberg) signe en effet une mise en scène -et les vidéos-, dans la grande salle de la Philharmonie de Paris qui est pourtant une salle de concert. Il construit sa création avec trois écrans et quatre petits murs. L'Orchestre est à l'emplacement qu'il occupe habituellement, mais à l'inverse d'être sur son estrade, il est ici au niveau du sol, encadré par quatre petits murets qui forment comme une fosse de plain-pied, murets qui sont comme un chemin de ronde carrée, sur lequel cheminent et interagissent les deux comédiens du spectacle (Julia Faure et Adrien Dantou aux incarnations comme aux voix, posées et processionnelles). De part et d'autre de ce dispositif, deux écrans vidéos se font face et les vidéos sont également projetées sur le fond de scène, sur un rideau de fils, derrière lequel est installé un mur sculpté représentant comme des fréquences sonores ou de la roche cisaillée (reprenant l'affiche de ce spectacle, donnant l'impression de transformer les contours en des lignes mathématiques, un peu dans l'esprit de la dodécaphonie par rapport à la musique).
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Les projections en vidéo sont l'occasion d'afficher des portraits photographiques mais aussi des autoportraits peints par Schönberg lui-même. Les vidéos montrent également des doubles des deux comédiens, illustrant comme en contrepoint des séparations sur scène et des retrouvailles en vidéo, ou bien l'inverse, ou bien la même chose. Les vidéos et les présences des comédiens servent ainsi à souligner combien cette musique est aussi vivante, humaine, traduit des émotions et des affects. Elles montrent également des images en forme de symboles aussi éloquents : des forêts, des incendies, de la poussière de la lave... dont les couleurs vives sont reprises par les lumières sur scène (de Felipe Ramos) et résonnent surtout avec les "couleurs" musicales. Les écrans projettent aussi des textes, ceux des œuvres de Schönberg, ou des slogans politiques, ou esthétiques, les siens ou ceux qui servirent à l'opprimer, le tout permettant de suivre sa vie, comme en 12 stations/étapes : création, amour, espoir, cauchemar, persécution, exil (Arnold Schönberg, juif, a dû fuir l'Allemagne pour se réfugier à Los Angeles), postérité...
Les interprètes de ce spectacle proposent eux aussi l'alliage permettant de mesurer l'immense précision de cette musique, mais en soulignant toute sa vitalité. Leurs qualités instrumentales se nourrissent de leur engagement et réciproquement. À commencer par la cheffe d'orchestre Ariane Matiakh, dont la direction est à la fois très souple et très sculptée. Ses grands accents restent très droits et précis, ses gestes marqués sont graciles et toniques à la fois, y compris pour conduire de grands crescendi fougueux.
Le premier violon Eiichi Chijiiwa donne l'exemple par son jeu et ses intentions d'une précision chirurgicale, de la note comme du vibrato. L'Orchestre de Paris travaille ses intensités et ses lignes (qui pourraient être plus précises dans l'aigu exposé).
Le Chœur de l'Orchestre de Paris (préparé par Richard Wilberforce) met devant le rideau de fils les 20 choristes ayant appris leur partition par cœur, les autres pouvant discrètement lire derrière. L'avant-garde emporte le grand engagement de la phalange, de voix droites attaquant les notes avec franchise, sans trop vibrer (permettant aussi de replacer la justesse quand certaines lignes risquent de serrer).
D'abord caché derrière le rideau de fond de plateau, puis en vedette quand celui-ci le dévoile sur un promontoire dans la lumière, le pianiste David Kadouch montre aussi combien il est possible d'être engagé à corps perdu dans son jeu, balayant le clavier des mains et le martelant de part en part, avec une précision constante.
Sarah Aristidou fait une entrée en scène comme un personnage de cette création dramaturgique en 12 épisodes : habillée d'une grande robe rouge, répondant au rouge du sang ou de la lave projetée en vidéo (et qui envahit tout le plateau : même les instrumentistes sortent de scène pour revenir, tous, en chemise rouge... même l'acteur qui incarne Pierrot lunaire est ici en rouge). La soprano montre sa grande agilité, avec chacun des morceaux qu'elle interprète. Elle sait passer d'un morceau à l'autre en montrant combien sa voix lyrique sait conserver la précision de l'articulation, et combien sa voix de cabaret sait fait de la parole un chant lyrique. Au sein des morceaux, elle passe avec aisance et intensité d'un registre à l'autre, d'une nuance, d'un effet, d'un caractère à l'autre. L'assise sur le médium grave est chaleureuse, les aigus d'une grande clarté mais sachant croître et croître, sans excès de volume mais sur un souffle long.
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Le public prouve, par la chaleur de son accueil à la fin du spectacle, l'impression ressentie durant la soirée : celle du grand intérêt, voire de la fascination, d'une salle remplie, pour cette création consacrée au répertoire de Schönberg, une création qui se tient trois soirs durant dans la grande salle de la Philharmonie de Paris, dont seule l'arrière-scène est privée de spectateurs, en raison de l'installation.