Iphigénie en Tauride revient à l'affiche au Théâtre des Champs-Elysées
En 1687, Lully meurt, fâcheusement, de la gangrène, après s’être blessé le pied avec son bâton de chef d’orchestre. Lui succède alors Henry Desmarest, compositeur favori de Louis XIV, qui commence durant la décennie suivante la composition d’un opéra sur un sujet puissant : celui de l’exil forcé en Tauride (actuelle Crimée) d’Iphigénie, fille d’Agamemnon, le roi des rois. Ce dernier, cherchant à obtenir des vents favorables avant de partir en expédition contre Troie, sacrifie sa fille. La déesse Artémis évite le pire en remplaçant Iphigénie par une biche et la dépose en Tauride, chez le roi Thoas. Contrainte de servir la déesse et le roi, Iphigénie doit notamment donner la mort à tout étranger débarquant en Tauride. Or, il se trouve que des Grecs sont faits prisonniers, menés par leur chef Oreste et son fidèle compagnon Pylade (Oreste qui n’est autre que le frère d’Iphigénie). Quand la vérité éclate, Iphigénie trompe la vigilance de Thoas et s’enfuit avec les eux.
Si Iphigénie est exilée, Desmarest l’est aussi (en 1699), après avoir fui avec la fille d’un notable pour l’épouser. Parti se réfugier en Lorraine, Duché indépendant à l’époque, pour éviter la pendaison, il laisse son ouvrage en cours. Un ouvrage savamment et subtilement repris par André Campra, qui en compose l’ouverture, le prologue, des airs ainsi que l'essentiel de la fin, sur des bases ébauchées par Desmarest. Ainsi est bâti, par intelligente imbrication, un des modèles de la tragédie lyrique à la française, constitué de cinq actes et d’un prologue. La musique y est subtile, fine, animée, tour à tour élégiaque, tragique, légère ou menaçante. Les voix, tant du chœur que des solistes, s’y déploient avec naturel et grandeur.
Hervé Niquet connaît assurément ce sujet, et son sujet. À la tête d’un effectif orchestral assez fourni, avec des répartitions d’instruments intelligentes (comme les bois entourés par les violoncelles, ce qui donne un fort impact aux basses), il entame bille en tête le prologue, mais pas comme un taureau fonçant dans l’arène. Plutôt comme un horloger qui viendrait, avec finesse et précision, mettre en branle tous les rouages de sa fine mécanique, afin de la faire sonner et vibrer. La connivence entre lui et les musiciens de son Concert Spirituel est très forte, intense et réjouie, ce qui se sent également au niveau du Chœur, extrêmement bien timbré, précis et au service de ce texte français du Siècle du Roi Soleil.
Chaque partie vocale soliste est bien posée, au service de son personnage, et des interactions (sans que personne ne tire la couverture à soi). Chaque individualité est bien marquée, mais comme composante d’un tout. Si l’Iphigénie de Véronique Gens est un brin tendue, avec une diction parfois approximative et une gêne dans les broderies baroques, elle se fait impériale, avec son timbre équilibré de soprano, dans son rôle d’altesse déchue n’ayant en rien perdu sa dignité. Son duo avec Thomas Dolié (Oreste), au moment où ils se reconnaissent, atteint des niveaux d’émotion sans effets inutiles, captivant visiblement l'auditoire. Thomas Dolié est un Oreste qui sait aussi faire le fou, avec son beau registre grave, soyeux et enveloppant. Son fidèle ami, Pylade, au rôle lumineux, est servi avec naturel et aisance par le chant clair et agile de Reinoud Van Mechelen, très à l’aise, quant à lui, avec la diction baroque.
La Diane de Floriane Hasler est véhémente et convaincue. Sa voix chaude et profonde a du relief et elle porte très bien le texte.
Pour interpréter le roi Thoas, le baryton David Witczak est un peu à la peine, semblant ne pas pouvoir faire confiance à sa voix, qui apparaît en effet un peu fragile. Il ne parvient pas à affirmer la puissance de ce rôle écrit trop grave pour lui. Malgré tout, il ne démérite pas et finit par attendrir, offrant un roi Thoas manquant singulièrement de méchanceté (et de présence vocale) mais ayant la capacité de fendre l’armure.
La soprano Olivia Doray en Électre, amoureuse de Pylade, a la voix à la fois assurée et langoureuse, bien projetée et sans efforts apparents.
Tomislav Lavoie, dans ses deux rôles d’Ordonnateur et d’Océan, est pleinement à son aise. Bien campé sur ses deux pieds et assurant la prestance demandée par les rôles, il laisse entendre un timbre de baryton-basse bien dosé, entre profondeur de son et aigus clairs.
Antonin Rondepierre interprète avec pertinence, voire impertinence, un habitant de Délos, Triton et Le Grand Sacrificateur, tirant, de ce fait, son épingle du jeu dans cette galerie de seconds rôles. Son phrasé, souple et assez virevoltant, vient seconder avec bonheur un timbre de ténor certes léger, mais non moins présent.
Jehanne Amzal et Marine Lafdal-Franc sont, successivement, habitantes de Délos, nymphes et prêtresses. La première présente un soprano frais et enlevé, avec une technique déjà bien en place, un timbre bien équilibré et un évident plaisir de l’instant. La seconde apporte un timbre de soprano étonnamment plus sombre, mais riche en intensité et laissant entrevoir de belles couleurs harmoniques, qui vient compléter harmonieusement celui de Jehanne Amzal, pour un duo de soprano équilibré et pertinent.
À l’issue de cette représentation, il apparaît seulement comme étonnant qu’il n’y ait pas d’autres dates prévues.
Avant le concert, une foule détendue et alerte se pressait aux portes du Théâtre des Champs-Élysées, malgré le froid hivernal, impatiente d’assister à cette Iphigénie en Tauride. C’est la chaleur au cœur et après des applaudissements nombreux et fournis qu’elle quitte la salle. Dehors, la nuit d’hiver scintille, illuminée par les guirlandes de Noël de l’avenue Montaigne.