200 Motels : 14 degrés pour une Sacrée soirée à Nice
Alors qu’une grande partie de la France est proche du gel, il fait 14°C à Nice, et en particulier en son opéra, qui programme 200 Motels de Frank Zappa, un objet musical et théâtral à prendre au 14ème degré également. 200 motels, c’est le nombre de ces hôtels bas-de-gamme visités par le compositeur avec son groupe de rock à succès, The Mothers of Invention. Un nom qui ne jure pas face à la créativité de cet opus, qui s’inscrit dans une sorte de continuité avec le Sonntag aus Licht de Stockhausen donné il y a quelques jours seulement à la Philharmonie de Paris, par sa créativité foutraque, par son gigantisme et par l’expérience déstabilisante qui est offerte au spectateur. L’œuvre relève de la performance dada (à l’image de cette histoire de femme au manteau fait de poissons en plastique verts et de saucisses de Francfort dont le mari est tombé amoureux d’un aspirateur…), avec ses 13 scènes presqu’indépendantes, plongeant dans 13 délires différents. Sous ce livret absurde, avec ses passages crus voire graveleux et ses détournements de codes incessants, se cache une critique grinçante et cinglante de la société de consommation, du paraître, et de l’individualisme.
La mise en scène d’Antoine Gindt, créée en 2018 pour le Festival Musica et la Philharmonie de Paris, est ici adaptée à la topographie d’un théâtre à l’italienne : alors que l’Orchestre Philharmonique de Nice, avec Léo Warynski en veste à paillettes à sa tête, est en fosse, la scène se partage entre un décor de talk-show à jardin (avec le Chœur de l’Opéra de Nice, présent sans interruption au plateau, dans le rôle du public), un groupe de rock (parfois très virtuose), les Headshakers, à cour, et une multitude de percussions (maniées par les baguettes expertes des Percussions de Strasbourg) en fond de scène. Ces quatre ensembles offrent ainsi un large panel de possibilités musicales : la partition, très écrite, de Zappa, passe d’un style musical à l’autre avec une fluidité qui donne sa cohérence musicale à l’ensemble. La guitare électrique se fond dans l’orchestre symphonique (qui est enrichi d’un accordéon, de trois guitares sèches, de saxophones, de trois piano, d’un clavecin et d’un célesta !). Le chef parvient quant à lui à assurer les équilibres au sein de cette auberge espagnole musicale composée d’instrumentariums qui n’ont pas l’habitude de jouer ensemble.
Antoine Gindt met en images l’extravagance de Zappa, sans en faire trop. Si le public se trouve finalement conquis, attiré malgré lui dans ce délire (la légende veut que Zappa n’ait jamais consommé de drogue, ce qui n’apparaît pas immédiatement comme une évidence !), il reste sur un chemin de crète, hésitant à se laisser emporter, cherchant parfois dans le sourire du voisin l’autorisation de goûter à cet humour absurde. Bref, plus aurait sans doute été trop. Sa force est aussi d’avoir embarqué ses interprètes, qui plongent pleinement dans cet univers insensé, comme s’il était naturel : il eut suffit que l’un d’eux reste très légèrement en retrait pour que l’ensemble devienne ridicule. La vidéo, très présente (plusieurs caméras filment le show) et retransmise en direct sur un grand écran phallique, les oblige à un jeu d’acteurs soigné. Une séquence enregistrée est aussi l’occasion d’un caméo du directeur des lieux, Bertrand Rossi, avec son sempiternel cigare.
Tous les personnages sont inspirés de personnalités réelles. Leurs interprètes, ici sonorisés, sont autant sollicités théâtralement (avec un excellent anglais américain) que vocalement. Dans le rôle du présentateur vedette, Lionel Peintre s’investit théâtralement, assumant les parties chantées d’une voix mate légèrement instable. La soprano solo (qui interprète un air aussi virtuose qu’aberrant) est tenue par Mélanie Boisvert, de sa voix très fine, pure et agile, au vibrato rapide. Mark van Arsdale et Jonathan Boyd forment un duo de rockers hilarant (moquant les paroles des hits du rock "pseudo-engagées" avec leur tube dénonçant les sandwich au thon sous vide), unissant le plus souvent leurs voix bien assorties et leurs énergies. Dans leurs robes oranges aguichantes, Emilie Rose Bry (à la voix souple et piquante, au timbre velouté et au vibrato léger) et Pauline Descamps (à la voix plus chaude et épaisse) campent deux animatrices TV lubriques. Sorte de génie du mal, la basse Guillaume Dussau puise sans difficulté apparente dans les profondeurs de son instrument. Enfin, Dominic Gould, interprète Frank Zappa lui-même, dans une prestation très investie.
L’œuvre se termine par une sorte de Gospel, une prière pour « les anglais qui doivent manger de la nourriture infecte et les spectateurs qui sortent de ce spectacle ». Pourtant, le public se montre enthousiaste face à ce grand n’importe-quoi fait avec beaucoup de sérieux. La plupart des spectateurs ont le sourire aux lèvres et certains applaudissent même debout lorsque l’orchestre salue.