Don Carlo haut en couleurs à Monaco
Pour accompagner les heurs et malheurs de cette histoire, l’italien Davide Livermore apparie symbolisme et fidélité historique, en un travail d'époque scénique riche et cohérent. Les décors de Giò Forma évoluent constamment, selon les scènes prévues par le livret. Le noir est mis, celui du ténébrisme espagnol, d’un esthétisme pictural saisissant (rappelant Zurbaràn, Murillo, Vélasquez…), repris grandeur nature, dans les scènes collectives, peu nombreuses, mais qui suffisent à ancrer l’opéra dans sa portée politique chère à Verdi.
Le premier élément de décor ouvre le spectacle sur une sensation d’enfermement : un grand mur en larges plaques d’ardoise, troué de meurtrières aux couleurs saturées. Puis, de tableau en tableau, des modules d’architecture, fastueux plafonds peints de l’Escurial (palais de Philippe II), encastrent des cercles, selon un ordre géométrique à la fois réaliste et symbolique. Le motif du cercle alterne avec celui du rectangle, correspondant à des cadres de tableaux, pleins ou vides.
À l’intérieur de ces structures se projettent des vidéos, couleurs de mauvais temps (nuages qui s’assombrissent), couleurs bûcher (scène de l’autodafé), couleurs pastelles (l’évocation de Fontainebleau), couleurs spectrales (avec la trahison d’Eboli). Une sculpture centrale, un monument aux morts, ouvre et ferme la marche du drame, empruntant à la fois à Michelangelo, à Rodin et à l’esthétique fasciste : vision sur-plombante, avec ses silhouettes indistinctes de gisants ou de pleureuses, « les pleurs de l’âme » selon le livret !
Le cercle est aussi présent sur le sol, tapis défilant et portant objets et personnages entrainés par la roue du destin. De même, résultat le plus saillant de la direction d’acteurs, lors des duos, des trios ou des quatuors, les personnages sont répartis par rapport à un centre invisible, sorte de force gravitationnelle évoquant le pouvoir, qu’il soit temporel ou spirituel.
Le contraste entre deux couleurs est continuellement travaillé, les décors reprenant les teintes des splendides et lourds costumes d’époque (de Sofia Tasmagambetova). Les murs côté cour et côté jardin sont tendus de métal miroitant, dans lesquels se démultiplient les cercles, les lumières et les couleurs. La vidéo signée D-Wok permet de rendre la nuit étoilée effervescente, des bulles noires montant vers les cintres, comme si le monde réel s’y dissolvait. Les lumières d’Antonio Castro participent à lier l’ensemble de ces éléments visuels, accusant les ombres, explosant en flash, rouge blanc, noir (couleurs alchimiques) lorsque tombent les mots fatidiques (trahison, punition, aveux,...). De fait, dès que la mort rôde, tous les éléments visuels se décolorent, se vident de leur sève vitale.
L’ensemble forme un continuum cohérent et sobre tout en étant constamment en mouvement et en transformation.
Il en va de même pour l'ensemble vocal. Elisabeth de Valois est portée par la soprano Joyce El-Khoury, aussi cérémonielle que personnelle, grave dans l’un et l’autre registre d’existence. Elle déploie son legato, dessinant des phrases intenses, dans leur montée vers les cimes et leur chute véhémente dans le grave. Sa voix se mue avec l’avancée du drame : citrine fragile puis présence pleine, dans l’acceptation de son destin, en marge de l’amour. Comme dans le symbole du yin et du yang, un peu de ce fruité fragile des débuts se laisse entendre au sein même des accents plus mûrs des deux derniers actes.
La Princesse Eboli de la mezzo-soprano Varduhi Abrahamyan use de toutes ses énergies pour dévider ses phrases d’accents toniques, emmaillotés de souffle et de couleurs moirées, pour exprimer la rage et le repentir, avec puissance et labilité. La Chanson du voile orientalise à souhait, la cantatrice allant chercher des accents de cantaora, fauves et gitans, avec une manière caractérisée de faire plonger le cœur des notes accentuées vers le grave.
Mirjam Mesak apporte sa clarté et sa légèreté vocale d’amande à ses quelques notes en page Thibault, perçant avec facilité le dispositif acoustique des forces musicales réunies, tandis que la Voix céleste de Madison Nonoa, toute de blanc vêtue, assure un intermède spirituel et évanescent.
Côté masculin, se trouvent également des rôles caractérisés. Ildar Abdrazakov déploie le caractère royal de Philippe II, dans le théâtre comme dans le lyrisme. Sa voix, onguent pour l’oreille, est de noble ampleur. Son timbre est d’ardoise en fusion, dans la certitude comme dans le doute, la majesté et la fragilité.
Le baryton Artur Rucinski est un Rodrigue, marquis de Posa, altier, noble, droit dans ses bottes. Il aime les êtres (le roi et son fils), mais encore plus la communauté heureuse de destin des peuples. Sa manière de projeter la voix, comme à l’intérieur d’un legato qui a toujours le dernier mot, est remarquée. Il semble prendre toujours le soin d’arrondir le son, comme pour donner, par son chant, la marque de sa loyauté, la transformer en lyrisme. L’art de quitter la note, dans le pianissimo, symbolise la noblesse de cœur du personnage.
Sergey Skorokhodov incarne un Don Carlo comme en retrait, perdu géographiquement et psychologiquement, dans ce monde (ir)réel. Mais il correspond en cela aux souffrances du personnage, tout comme il le fait vocalement, en déployant son expressivité vocale au niveau des phrases plus que des notes, avec une manière un peu forcée de gagner les hauteurs. Le vibrato est serré, tandis que le timbre prend une teinte chaude et laiteuse.
Le Grand Inquisiteur, figure à la fois réelle et fictionnelle, est dévolu à la basse Alexey Tikhomirov, qui offre au rôle sa gravité vocale et son inquiétante présence, leur alliage représentant, sur les accents macabres de l’orchestre, le venin secrété au plus intime de son pouvoir.
Le court rôle du Moine donne pourtant à la basse Giorgi Manoshvili le temps de faire bonne impression, donc en mauvais annonciateur de la grande arche dramatique de l’œuvre. Présence physique et vocale entrent également en symbiose. Le timbre est funeste à propos de l’ici-bas, tandis qu’il laisse entrevoir son potentiel de douceur, enlevant un rien de sa matière foncée, dès que les mots plafonnant vers le bas, parlent du ciel.
Ferment ce puissant casting la discrète Comtesse d'Aremberg de Sophie Boursier, le Comte de Lerme lumineux du ténor Reinaldo Macias, et le héraut Royal de Vincenzo di Nocera, trompétant haut et sonore.
La direction musicale de Massimo Zanetti frappe par sa vitalité, mettant en mouvement la fosse et le drame avec la chape de désespoir de cette partition, des cuivres au bord d’un gouffre de lave en fusion, quelques soli regardant vers le ciel (petite harmonie) ou vers le cœur (violoncelle). Le chef fait de grands gestes précis, comme s’il lançait un lasso, pour appeler les fanfares, assurer la respiration synchrone entre la fosse et le plateau, tandis que les voix se posent, et que les soli se lèvent.
Les Chœurs maison préparés par Stefano Visconti, apportent dimension historique, et surtout souffle humain au spectacle, traduisant la douleur et la mort, comme la joie et la vie : chœur des moines ou chœur des femmes au rire clair. Leur connexion avec la fosse est constante, faisant médiation avec les personnages, avec lesquels ils conversent souvent dans cette partition.
Le public applaudit avec gratitude l’énergie lumineuse et puissante de ce spectacle, haut en couleurs et en vitalité.