Temps et éternité par Pygmalion à la Philharmonie de Paris
C’est avec le stupéfiant Motet Mit Weinen hebt sich's an (C’est dans les larmes que débute) de Johann Christoph Bach, un cousin du père de Jean-Sébastien, que le Cantor de Leipzig estimait profondément et qu’il appelait un “profond compositeur” que débute ce programme initiatique, une œuvre a cappella donc, où se livre d’emblée toute la maitrise et la compréhension de l’univers baroque allemand que Pygmalion a accumulées depuis 17 ans d’existence.
Cette ouverture aussi solennelle que profonde dans son sujet (le parcours de vie de l’homme rempli de souffrances jusqu’à la mort et à la promesse de la résurrection) est défendue avec âpreté et fougue par le choeur mis à nu, dont les vagues vocales envoutantes se répondent en une montée progressive jusqu’aux mots Schmerz (douleur) et Weinen (les pleurs) alanguis et surinvestis comme les pôles culminants de la pièce.
Le ton de la soirée est donné dès l’entrée. Ensuite ce ne seront que successions de moments musicaux d’orfèvrerie, tant les dynamiques instrumentales et vocales sont travaillées jusque dans le moindre détail, les nuances creusées et habitées sans relâche, les tempi toujours variés et les thèmes démultipliés.
L’un des moments les plus marquants par exemple, est le choeur d’entrée de la Cantate BWV 110, Unser Mund sei voll Lachens (Que notre bouche soit emplie de rires), où Raphaël Pichon fait se répondre en un tourbillon frénétique toutes les voix, phrase après phrase, en un feu d’artifice perpétuel et sans cesse renouvelé, pour culminer jusqu’à une sorte d’enivrement musical complexe, où les vocalises traduisent avec fièvre les éclats de rire des hommes rendus à la joie de vivre.
Ou bien encore ce début de la Cantate 80, Ein Feste Burg ist Unser Gott (Notre Dieu est une forteresse solide) sur le texte d’un choral de Martin Luther, sorte d’Hymne protestant majeur, qui ici revêt une empreinte royale magnifié par la longueur des phrasés et la grâce lumineuse qui en découle comme une sorte de confession de foi évidente.
Pour poser les jalons de ce voyage musical structuré, le chœur et les instrumentistes de Pygmalion investissent avec enthousiasme et précision l’architecture spécifique de chaque Cantate, l’univers de chacune des pièces, avec un son à la fois souple, imposant et précis, un désir palpable de défendre chaque phrasé et chaque intention, un bonheur évident de savourer ce répertoire complexe et néanmoins profondément empreint de générosité.
Les solistes accompagnant l’effectif choisi pour défendre les récitatifs et airs remplissent eux-aussi ardemment leurs parties. Marie Lys signe les passages virtuoses de soprano, notamment O Jesu, lieber Meister de la Cantate BWV 25 Es ist nichts Gesundes an meinem Leibe (Il n’est rien de sain en ma chair), avec une opulence vocale décomplexée, faisant sonner avec emphase son médium aux teintes sombres en le parsemant d’aigus très canalisés et ronds, en des phrasés dansants et souples qui se fondent dans l’accompagnement des bois et des cordes comme une coulée de miel.
Lucile Richardot, dont la densité du timbre et le volume dans le médium semble s’étoffer année après année, délivre ses interventions, en particulier le Ach Herr, was ist ein Menschenkind (Ah Seigneur, qu'est-ce l'être humain) de la Cantate BWV 110 avec une simplicité touchante et une musicalité sans faille, dotée de graves démesurés et d’aigus précis et élégants.
Laurence Kilsby, l’air toujours jovial et mutin, déroule sans aucune hésitation des vocalises vertigineuses, avec une égalité dans les registres notable, un haut médium soyeux et des suraigus éclatants.
Enfin, Tomáš Král, très sollicité vu les nombreux airs de basse du programme, déploie avec douceur et raffinement une longueur de souffle impressionnante, toujours mise au service des phrases musicales à la fois chaleureuses et sans affectation, avec une bonhomie communicative et une faculté à enrober ses aigus pour ne jamais laisser prise à la moindre aspérité dans la suavité de son timbre.
Le public de la Philharmonie de Paris, sans une seconde de respiration après le Sanctus de la Messe en Si judicieusement choisi comme final du programme, et splendidement développé en des volutes multiples et des ruptures audacieuses, applaudit à tout rompre pendant de longues minutes et de multiples rappels, cet ensemble et ce chef talentueux, généreux et qui défendent ici le cœur de leur répertoire avec un savoir-faire hors du commun.