Cédric Klapisch, Première ! La Flûte enchantée au TCE, des airs de familles
La mise en scène de Cédric Klapisch se veut très didactique, dessinant une vision aussi claire et tranchée que ce conte initiatique, et même davantage encore.
Deux mondes sont nettement opposés, sans craindre la candeur de la dualité car elle correspond aussi, effectivement aux deux pôles opposés de cette histoire. L'univers de la Reine de la Nuit est celui de la nature : des pétales de fleurs tombent littéralement du ciel quand elle chante, parmi des arbres bleus (toiles torsadées) devant l'image imprimée d'une forêt verdoyante. S'y opposant frontalement, le monde de Sarastro est celui de la civilisation humaine : les arbres torsades sont remplacés par des lianes de gaines électriques, le fond de scène présente un couloir lumineux qui ressemble à la fois à celui d'un métro en mouvement ou bien à une bibliothèque dont les quais seraient des rayonnages ou vice-versa (scénographie de Clémence Bezat, avec pour les animaux quelques vidéos de l'Atelier de Sèvres).
Une distinction claire, mais d'étonnants indices (comme de vagues airs de famille) croisent différemment les liens entre certains personnages, dans un code couleur aussi limpide qu'il brouille les cartes. La Reine de la Nuit, ses trois dames et sa fille Pamina ont ainsi la moitié haute du visage en rouge, mais Tamino aussi (comme s'il s'agissait à la fois d'un lien d'alliance passé pour certains, futur pour d'autres). En outre le rouge demeure du début à la fin la couleur de Tamino (il est en rouge littéralement de pied en cap en cape) même alors qu'il est initié sous les auspices de Sarastro, tandis que Papageno, l'oiseleur proche de la nature (au point qu'il rate tous les rituels) n'a pas une seule touche de rouge (la barbe rousse de son interprète ne comptant pas car il s'agit de sa couleur naturelle). Sans mentionner le fait que les trois enfants sont habillés en rouge comme Tamino mais ont le haut du visage en blanc comme personne, s'ajoute aussi à ce tableau contradictoire le fait que la Reine de la Nuit et Sarastro -pourtant ennemis jurés- ont tous deux une tenue couleur métal. La mise en scène n'apportera l'explication que dans l'ultime image de ce spectacle, et en changeant la fin de cette histoire : tous les personnages des deux camps se retrouvent ici côte-à-côte face au public devant l'image d'une ville moderne avec plein d'arbres : la synthèse réunissant la thèse et l'antithèse.
Cédric Klapisch modernise et simplifie également l'œuvre en réécrivant les dialogues parlés. Le fait qu'ils soient joués en français n'a rien de révolutionnaire, au contraire (ces passages devaient être compris de tous et étaient traduits systématiquement, fort longtemps, dans la langue du lieu). Mais le réalisateur va bien plus loin, utilisant ses talents de dialoguiste pour rendre immédiatement compréhensibles tous les enjeux de cette histoire. Le sketch qu'il ajoute entre les deux esclaves (l'un rebelle, l'autre candide fataliste) occupe le temps d'un changement de décor : là comme ailleurs, la patte d'un réalisateur se ressent au fait qu'il n'y a pas de temps mort. Et même les quelques passages versant dans un parlé et des enjeux d'une contemporanéité absolue sont accueillis par des rires presqu'unanimes : quand Papagena demande à Papageno "t'as kiffé" après un baiser, et en tombe -encore plus- amoureuse parce qu'il se soucie du "consentement" (tandis que lui se félicite d'être "gérontophile" sans le savoir, sa Papagena ayant d'abord l'apparence d'une vieille dame), et plus encore quand on demande à Papageno de se comporter "en homme" et qu'il répond "Cette injonction est tellement genrée. J'hallucine !".
Mais le mouvement sans doute le plus éloquent que ce réalisateur de talent mais novice dans la mise en scène lyrique apporte à l'opéra, c'est sa manière d'investir l'espace, de chorégraphier les mouvements et les interactions entre les personnages : comme s'il leur donnait à eux tous les gestes de caméra qu'il n'a plus dans le monde du théâtre où chaque point de vue est unique et statique en salle. Du grand 7ème art au service du 6ème.
Le travail d'acteur a aussi été visiblement travaillé, a fortiori donc dans le jeu en français. Les chanteurs prennent toutefois du temps avant de trouver leurs marques (en ce soir de première en tout cas), mais ils s'appuient bientôt sur les qualités de leur chant en allemand pour donner à leur jeu moins d'emportements et de candeurs.
Cela concerne au premier chef Cyrille Dubois (en Tamino), d'autant que son chant se déploie d'emblée et constamment -comme à son habitude- en visant à atteindre le plus rapidement et le plus vigoureusement les aigus, vibrants et lumineux à souhaits. Si d'aucuns pourraient lui reprocher l'hétérogénéité de toutes ses phrases, le ténor ayant tendance à passer sur un médium serré, c'est pour mieux monter vers les cimes avec une intensité rayonnante, très placée et sonnante, dans une générosité constante, sans jamais craindre de se mettre en danger (d'autant qu'il sait immédiatement récupérer tous les petits commencements de dérapages). Il se voit très applaudi du public, à l'image de presque tous ses collègues du soir.
À l'image de la mise en scène, la prestation vocale de Regula Mühlemann en Pamina commence dans la dichotomie, avec des passages très articulés et bouche grande ouverte basculant le son vers l'arrière, tandis que, dès qu'elle referme son appareil phonatoire, la voix vibre naturellement avec équilibre et matière (quitte à arrondir les i en o pour ne pas les ouvrir en a). Elle aborde difficilement le grave sauf lorsqu'elle l'adoucit et l'allège mais dès qu'elle a le temps de déployer ses phrasés, elle le fait avec une souplesse vocalisante et ancrée (sachant alors mener le tout vers un tendre aigu argenté).
Papageno a des plumes colorées mais la voix de Florent Karrer s'approche plutôt de son costume de base, noir, d'autant que ses phrasés très accentués ne lui donnent pas le temps de déployer la couleur et la matière de ses syllabes. Il marque cependant au fur et à mesure du spectacle, par son endurance vocale et scénique, très investi dans son personnage terre-à-terre (nécessaire quand on passe son temps avec les oiseaux), gagnant même de plus en plus de richesse de phrasés, d'appuis et de tenues vocales.
Catherine Trottmann passe avec agilité de la voix chevrotante en vieille dame au chant lyrique de Papagena, mais son timbre velouté dans le médium produit un chant peu sonore, idem pour ses aigus vibrants avant qu'ils ne trouvent leur accroche.
Le rôle de La Reine de la Nuit est connu pour sa difficulté légendaire, mais trop souvent résumée à ses suraigus alors que la difficulté inouïe tient au fait que ces cimes doivent couronner un chant plein sur le reste de la tessiture. Aleksandra Olczyk rassure et étonne d'emblée sur ce second point, par la vigueur et l'épaisseur de son médium mais au point que l'auditeur s'attend soit à une performance absolue, soit à une impossibilité de mener de front toutes les parties d'une telle tessiture (et c'est effectivement le second scénario qui s'imposera). Ses montées vers l'aigu sont parfois vaillantes ou appuyées sur la rondeur du médium, mais elles commencent bien vite à serrer, à se raccourcir tandis que les vocalises abandonnent certaines notes en route, jusqu'aux fameux suraigus qui, trop bas ou trop hauts, sont serrés et dévient. L'artiste mène néanmoins ses interventions jusqu'au bout et sait s'appuyer sur ses qualités quels que soient les quelques incidents : elle reçoit pour cela des applaudissements mêlés de huées au rideau final.
Les trois dames ne sont pas très audibles de derrière les arbres et dans les passages rapides, mais -hormis sur le plan du rythme- leurs voix se complètent fort bien de sonorité, de tessiture et de timbre : la Première Dame de Judith van Wanroij très articulée et avec des accents précis, la Deuxième Dame d'Isabelle Druet piquante et intensément phrasée, la Troisième Dame de Marion Lebègue au timbre épais mais marqué, soutenant le trio de ses graves et consonnes chuintantes.
Jean Teitgen en Sarastro ne déploie d'abord que peu son chant, trop marqué de métal dans le médium aigu. Mais sa voix retrouve son assise et sa clarté dans les passages parlés, qui le mènent ensuite vers un médium grave d'autant plus aisé qu'il est longuement vibré ou qu'il surgit en accents éclatants.
Marc Mauillon joue pleinement le jeu d'un Monostatos tout en cuir, et semble s'amuser, dans sa générosité scénique et vocale, à le dépeindre aussi cinglant avec ses proies, que rampant au pied de son maître Sarastro. Sa vocalité surexcitée (rapide et accentuée) ne le prive pas de rappeler ses qualités de justesse et de clarté.
Ugo Rabec et Blaise Rantoanina campent les rôles des deux prêtres et des deux hommes d’armes, le premier d'une voix cérémonielle seyante (aussi bien dans le chanté que dans le parlé), le second constamment sonore par la clarté de son phrasé et du médium aigu (mais pas seulement). Leurs deux voix ensemble se complètement parfaitement, se mettant en opposition frontale : entre le sombre grave, épais et soutenu du premier, et l'aigu pointu, vigoureusement tranchant et vibrant du second. Josef Wagner tient sa partie d'Orateur avec clarté de phrasé et souplesse de tessiture.
Le chef François-Xavier Roth (qui se balance de gauche et de droite mais aussi vers l'avant pour donner des départs élancés aux chanteurs) et son orchestre Les Siècles assument de multiplier les excès, mais avec maîtrise. L'ouverture à elle seule, prise dans un tempo extrêmement lent, déploie d'emblée la richesse y compris grinçante -assumée- des timbres des instruments d'époque. Puis, en deux mesures le tempo se précipite, au sein d'une même phrase un immense crescendo bouillonne soudain. Quelques archets et embouchures dérapent, mais le résultat vivifie constamment la partition, tirant Mozart vers la fougue baroque qui a aussi formé sa jeunesse.
Le Chœur Unikanti s'implique sur le plateau (et en salle, chantant aux étages ou au parterre) avec des tessitures bien marquées et des voix présentes, mais son investissement dynamique entraîne un manque de synchronisation rythmique.
Les trois enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine sont bien audibles et appliqués à marquer notes et phrasés. Seules leurs fins de phrases trahissent quelques hésitations et nervosités mais ils restent bien articulés et concentrés (même lorsqu'ils fatiguent vocalement en fin de soirée).
Aux saluts, le public applaudit également et chaleureusement l'Orchestre, le Chœur et le chef. Cédric Klapisch essuie quelques huées éparses mais sonores, couvertes cependant et de plus en plus clairement par les applaudissements.