David et Jonathas ou la folie de Saül à Caen
La tragédie lyrique biblique de Marc-Antoine Charpentier est d'une intensité musicale et psychologique rare, et pour cause, le compositeur pouvait se concentrer sur ces dimensions car les actes de cet opéra en français alternaient à la création (en 1688 au Collège Louis-le-Grand à Paris) avec ceux d'une pièce de théâtre écrite en latin par le père Étienne Chamillard, qui s'occupait de raconter l'histoire. La pièce ayant été perdue, cette production fait ici le choix de la remplacer par de courtes interventions parlées enregistrées mais qui ne prennent nullement la peine de raconter cette histoire ou de présenter ses personnages (heureusement, ils sont connus, mais le public aura néanmoins dû faire lui-même sa petite révision pour se souvenir que ce David est celui qui tua Goliath, entraînant son triomphe et la jalouse inquiétude de son Roi Saül, celui-ci causant sa propre perte mais aussi celle de son fils Jonathas). Les petites interventions nouvelles et parlées, écrites par Wilfried N’Sondé, visent plutôt à évoquer combien ce drame millénaire de ces peuples-frères souffrant des guerres reste toujours tristement d'actualité.
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Si la narration est modernisée, la mise en scène l'est également, transposée dans la psyché de Saül ici devenu fou, interné dans un hôpital-asyle. Les autres interventions parlées et amplifiées (en direct celles-ci) sont celles de son aide-soignante -personnage évidemment ajouté- incarné avec dévotion et tendresse par l'actrice Hélène Patarot. Le fait qu'elle lui lise les Essais de Montaigne et en particulier le passage sur l'amitié est une référence directe à celle entre David et Jonathas où Saül ne veut voir que complots contre lui alors qu'il s'agit d'une union des âmes confinant à l'amour. L'aide-soignante accompagne et alite ce triste Saül, le soutenant de son mieux dans ses épisodes de démence qui s'expriment lorsqu'il chante.
Le long couloir et la chambre d'hôpital, suintants et tristes comme un asile voire une prison psychologique, forment l'élément pivot de la scénographie (de Jean Bellorini avec Véronique Chazal). Ce long couloir sur toute la longueur du plateau monte et descend, Saül (et le public) voyant ainsi en contrebas les fruits malades de son imagination : les épisodes qu'il revit, hallucinant.
Le chœur représente ainsi les différents états de sa psyché, en chantant la victoire qui verse bientôt à nouveau dans le drame et la guerre. Leur chant est à l'image et au diapason de toute la soirée musicale, intense et riche, juste et nourrie. Au fur et à mesure du drame, et dans la logique de cette mise en scène, ce peuple revêt des oripeaux de plus en plus militaires et modernes, pour finir en tenues kaki, et même sur l'image de civils (statues statufiées) immobiles et droits dans une tranchée centrale, bouclant la boucle des millénaires : rappelant à la fois les soldats chinois de l'Armée enterrée et de terre cuite du Xi'an, les victimes d'un volcan ou d'une catastrophe nucléaire.
Pourtant, au début, ce peuple est étonnamment péruvien (costumes de Fanny Brouste, masques de la perruquière et maquilleuse Cécile Kretschmar), pour aller avec la Pythonisse qui a ici cette touche incongrue d'exotisme poussé. Certes, l'époque baroque en était friande et nous sommes ici dans le rêve halluciné de Saül, raison pour laquelle tous les personnages ont un voilage sur le visage : comme en rêve, les traits sont floutés, mais cela n'a heureusement pas d'effet sur les voix. À commencer donc par celle de cette voyante-Pythie, somme toute un petit rôle allégorique pour lequel l'engagement de Lucile Richardot est un luxe. En une Frida Kahlo qui serait (re)devenue prêtresse inca, elle déploie l'immensité de sa palette vocale, de dynamiques et de couleurs, de la douceur suave aux accents cuivrés, avec précision ou une gorge amplement ouverte. Le souffle immense lui permet toutes les variations, y compris dans la grandiloquence ou des sons pincés et engorgés.
Si cet univers réimaginé est scéniquement "baroque" dans le sens moderne du terme (un mélange étrange y compris dans l'oxymore d'éléments étonnants dans un plateau sinon noir), le spectacle est musicalement baroque dans le sens originel du terme, grâce à la prestation des interprètes portés en premier lieu par les instrumentistes. L'Ensemble Correspondances joue en effet doublement à domicile (en connaisseurs de ce répertoire et en résidence dans ce théâtre) et cela s'entend.
La direction de Sébastien Daucé s'élance de part et d'autre sur de grands gestes souples, emportant la fosse mais également le plateau dans des accentuations d'autant plus impressionnantes qu'elles marquent des phrasés aux sonorités pleinement nourries. Dans un pur esprit baroque, l'intensité nourrit le fil du propos, à l'image de ce drame où les terribles événements et les plus puissantes passions se déploient dans les grandes formes de l'art le plus Classique. L'investissement de l'orchestre entraîne cependant quelques moments de fatigues, notamment lorsque les passages solistes doivent se répondre, la matière et la justesse s'effilochant alors.
Au sommet de ces incarnations intenses et substantielles (d'autant qu'il domine le plateau dans les altitudes de sa chambre d'hôpital), le Saül de Jean-Christophe Lanièce est saisissant (a fortiori dans ce maquillage vieillissant lui donnant l'apparence d'un Don Quichotte moribond). L'acteur trahit la folie du personnage par son intensité hirsute et révulsée, le chanteur traduit la force de ce roi qu'il convoque à nouveau, avec une densité de phrasé et de souffle. La technique vocale n'en est pas moins homogène, parcourant l'ambitus et la folie avec un ancrage soufflé (seuls les passages rapides le sortent du personnage, le chanteur devant s'appliquer et même danser agilement pour accompagner ses vocalises : une danse rapide qui détonne alors que ses lents mouvements agiles hallucinés parachèvent le personnage au contraire). La mise en scène lui offre même d'interagir avec les sujets de ses hallucinations, qui montent jusque dans sa chambre d'hôpital, où auprès desquelles il descend.
Petr Nekoranec, originaire de République Tchèque, s'exprime pleinement dans un registre de haute-contre à la française pour interpréter David. Certes, son français reste à travailler et les passages rapides perdent en justesse, mais l'essentiel de sa prestation est marquée par son agilité et sa vigueur dans la zone du passage aigu, si délicat et y traduisant pourtant la résolution du héros : à vaincre si besoin, mais toujours pour aimer et chercher la concorde. Il la trouve assurément vocalement, avec de tendres couleurs, culminant sur la fin du drame où, pourtant couronné, il exprime avec des nuances infinies sa tristesse d'avoir tout perdu (ayant perdu Jonathas).
Dans un choix mystérieux de couleurs flashy, David est habillé en rouge, Jonathas en jaune. C'est pourtant vocalement que leurs couleurs et leurs tendres ardeurs se marient véritablement, la soprano Gwendoline Blondeel rejoignant Petr Nekoranec dans ses aspirations vers les aigus. À l'héroïsme tendre de celui-ci répondent les lumières vocales de celle-là, s'élevant avec détermination, concentrées en un laser sonore avec des fins de phrases finement et intensément vibrées.
Étienne Bazola en Joabel (général israélite) manque d'abord de souffle mais non pas de vigueur, y compris dans les aigus. Ils se montre bientôt bien plus à l'aise, d'autant que le diapason baisse, lui permettant de déployer justesse et pleine projection.
Alex Rosen incarne deux personnages pourtant opposés par l'histoire : Achis le roi des Philistins et l’Ombre de Samuel (prophète, prédécesseur de Saül). Il doit forcer et noircir la voix pour atteindre ses graves qui s'expriment néanmoins avec vigueur. Le médium est bien plus vibrant et souple, d'autant que le vibrato haché s'y homogénéise.
Le théâtre de Caen résonne encore longtemps des souffrances de David et Jonathas et Saül, et les spectateurs applaudissent et rappellent très chaleureusement l'ensemble des artistes. L'intensité de cette tragique histoire aura ainsi pris chair -et voix- continuant de hanter le vieux roi Saül et notre humanité : un fantôme qui revit, et c'est exactement ce qu'il adviendra à cette production qui part désormais en tournée, à Nancy, au Théâtre des Champs-Élysées, au Luxembourg mais aussi à l'Opéra de Lille qui avait dû le déprogrammer, avant de pouvoir le sauver, de la Saison Fantôme des opéras.