Les Ailes du désir, envolée lyrique depuis Le Bateau Feu de Dunkerque
Sous l’aile de la Co[opéra]tive, la naissance de ce projet revient au scénographe et marionnettiste Johanny Bert, le livret est ensuite confié à Gwendoline Soublin, la mise en scène à Grégory Voillemet. C’est au jeune compositeur Othman Louati qu'a été commandée la musique (première composition originale de ce projet), interprétée par l’Ensemble Miroirs Étendus sous la direction de Fiona Monbet.
La librettiste a recréé une dramaturgie opératique à partir du scénario original du film de Wim Wenders. Dans l’Allemagne encore divisée, les anges Damiel et Cassiel survolent le ciel de Berlin afin de recueillir les pensées des simples mortels qu’ils croisent. Ils ne font que les entendre et n’ont pas les facultés de ressentir ou de réagir. Leurs émotions sont mortes et leur monde est autant dénué de saveur que de couleur. Mais parfois, il arrive qu’un ange déserte pour devenir « humain ». Tel est le rêve de Damiel, son désir de faire le grand saut pour rejoindre la belle trapéziste Marion qui se balance dans les airs. Dans le chef d’œuvre cinématographique, la musique occupait déjà une place importante, ce nouvel opéra relevant dès lors le défi d'en traduire le lyrisme dans le cadre d’une nouvelle forme et d'une nouvelle narration, celles d’un spectacle vivant.
Le contexte berlinois a été conservé ainsi que l’époque. Gwendoline Soublin a effectué une sélection de 14 scènes resserrant l’action, succession de petits moments pour rester fidèle au rythme des séquences cinématographiques. C’est la musique qui aide alors à passer d’une scène à l’autre, un peu comme le mouvement de la caméra permettait de suggérer l’errance, le rêve. Des suppressions, des modifications ont été faites mais toujours dans un souci de cohérence dramaturgique. Ainsi, le personnage incarné par Peter Falk (également connu pour Columbo) a été supprimé et remplacé par un autre, Peter, graffeur du mur, comme un clin d’œil à Keith Haring et sa fresque réalisée en 1986. Le personnage de Damiel se féminise en Damielle. La trame du film n'en demeure pas moins perceptible tout comme les allusions à l’Histoire, à la mémoire, à la vie des berlinois.
La scénographie est dynamique, variée, compréhensible : de grandes toiles dessinées par Sebastiano Toma évoquent tour à tour les lieux du film (la bibliothèque, le cirque, le récit de la Shoah, le Mur avec ses graffitis, la ville). Un échafaudage permet aux anges de prendre de la hauteur ou sert de tremplin aux deux chanteuses de la discothèque.
La mise en scène oppose également le monde des anges à celui des humains (qu’ils observent) ici personnifiés par des marionnettes. Sur scène, les chanteurs cohabitent ainsi avec ces marionnettes et leurs manipulateurs pour leur donner voix, parole, épaisseur. Dans l’ombre, le chanteur s’efface tout d’abord derrière la marionnette, sa voix est amplifiée pour mieux distiller les pensées intérieures des berlinois formant un magma de pensées humaines qui s’agrègent les unes aux autres. À la fois poétique et mécanique, les marionnettes au regard poignant voltigent comme des anges dans la scène du cirque (un dispositif certes en strates artistiques et d'incarnations mais qui dégage une puissance poétique et émotive).
La mise en scène est en symbiose avec la musique, intimement liée à sa pulsation, aux grands climax de la partition permettant ainsi au spectateur d’être au cœur du dispositif scénique. Le compositeur installe l’atmosphère de chaque scène, constituant une étape graduelle dans la séquence : il accentue l’émotion, rythme une action, crée un climat, alerte le public. Cette véritable bande sonore dévoile une grande diversité des écritures, des textures oscillant entre le minimalisme du début (un peu comme le noir et blanc du film) évoluant vers un lyrisme à l’orchestration colorée, entrecoupée de musiques polyphoniques proches du Lux Aeterna de Ligeti, d’une musique circassienne influencée par Stravinski, des bribes de folklore juif, de rock indépendant. Certains instruments soulignent le récit comme le hautbois incisif lors du récit du vieux rescapé, le piano jouet pour la séquence du cirque ou encore l’emploi du waldteufel (instrument à percussion traduit par « le diable de la forêt ») associé au personnage de Marion pour détourner son attention. La palette timbrale est complétée par un dispositif électronique utilisé à bon escient, notamment dans la scène psychédélique de la discothèque. Toute la diversité de ces écritures contribuent aussi à montrer le côté cosmopolite de la ville. L’Ensemble Miroirs Étendus constitué de 13 talentueux musiciens sous la direction de Fiona Monbet restitue cette partition exigeante avec brio.
Les chanteurs se glissent dans des costumes musicaux variés : déclamation avec envolée lyrique vibrante, Sprechgesang (parlé-chanté) exploitant un ambitus élargi avec des intervalles « grand écart » préfigurant la chute de l’Ange, parlando, glissando, écriture polyphonique, quelques techniques issues de la musique contemporaine comme le chant en soufflant en même temps… mais toujours en lien avec le texte et l’identité du personnage.
L’ange Damielle est interprétée par Marie-Laure Garnier. Le rôle, calibré sur sa voix, se métamorphose d’ange renonçant à l’immortalité en humain avec ses émotions découvrant l’expérience des sens. Les anges sont généralement perçus avec des voix cristallines, légères. Au contraire, la voix de la soprano est ample, timbrée, chaleureuse, ce qui donne toute crédibilité à l’incarnation. Sa vocalité est variée, hors norme dans les extrêmes de la tessiture allant de la voix lyrique au Sprechgesang, toujours avec facilité, se souciant de colorer chaque mot, de moduler son chant par un vibrato contrôlé et un phrasé à la fois réfléchi et naturel. Elle exprime ainsi les différentes facettes d’un même rôle, tour à tour candide face à la découverte du monde des humains prenant peu à peu de l’assurance dans son incarnation jusqu’à ressentir pleinement son désir sensoriel pour Marion.
À ses côtés, l’ange Cassiel est confié à Romain Dayez. Sa voix chaleureuse de baryton est modulée, homogène, bien projetée, se mariant bien avec la voix de Marie-Laure Garnier. Resté seul, il prédit d’une voix pénétrante les malheurs qui vont s’abattre sur l’humanité : les tours qui s’effondrent, les steppes en feu, les maladies.
Camille Merckx déploie une voix profonde, sonore et timbrée pour interpréter Marion, l’acrobate. Accablée par la fermeture du cirque, elle retrouve cependant foi en l’avenir. Valise à la main, elle erre dans Berlin jusqu’à sa rencontre avec Damielle. Le compositeur a écrit le rôle pour elle, mettant en valeur son registre grave d’alto, son aisance à gérer les alternances voix de tête - voix poitrinée, dans une maîtrise des ambitus vocaux importants. Sa voix s’harmonise parfaitement avec celle de Marie-Laure Garnier lors du duo final.
Le ténor Benoît Rameau interprète deux personnages opposés, "l’aimant jamais aimé" et Peter, le graffeur. Il déploie de longues phrases dans l’aigu de sa tessiture, sa voix mixte est délicatement exploitée pour exprimer l’amant dépressif, incompris qui finira par se suicider. Au contraire, l’écriture rythmique, vive associée au personnage de Peter met en exergue son phrasé articulé, tonique ainsi qu’un investissement corporel approprié.
De sa voix aux sonorités pénétrantes, Ronan Nédélec campe le vieux rescapé. L’écriture grave proche du parlando permet au chanteur de transmettre de fortes émotions grâce à un texte intelligible, à la noblesse de son timbre de baryton-basse, à une justesse d’expression sans pathos ou autres grands effets pour évoquer le souvenir des traumatismes de la guerre, des camps de concentration mais aussi des souvenirs heureux du Berlin d’avant-guerre.
Mathilde Ortscheidt, de sa voix de mezzo ronde et veloutée aux graves opulents, bien projetée et articulée, interprète tout d’abord la Mère puis la Directrice du cirque. Ses qualités indéniables de comédienne lui permettent d’endosser le rôle d’une des deux chanteuses lors de la séquence de la discothèque. À ses côtés, la soprano Shigeko Hata est tout aussi convaincue, réalisant son rêve d’être « une rock-star ». Sa voix lumineuse, agile au phrasé incisif convient pour les autres rôles qui lui sont confiés, notamment celui de l’Enfant.
Après un choeur célébrant l’amour des vivants, des chants d’oiseaux retentissent sous le regard d’un ange marionnette rappelant celui du premier plan du film de Wim Wenders interprété par Bruno Ganz.
Le public, aux anges, applaudit chaleureusement l’ensemble de la distribution de ce spectacle prêt à voler de ses propres ailes de ville en ville.