De Rouen à Paris : Carmen triomphe aux Champs-Elysées
Les versions de concert se répartissent essentiellement en deux catégories : celles où prime le format concert (les solistes restant bien campés derrière leurs pupitres) et celles où prime le théâtre (les solistes se détachant de leurs partitions et interagissant à un point tel que la dramaturgie proposée approche celle de versions mises en espace, voire en scène).
La version proposée en ce dimanche au TCE propose les deux en même temps, ce qui ne manque pas d'intérêt par rapport à cette pièce et tombe en tout cas sous le coup de la logique. En effet, les interprètes qui connaissent leurs rôles pour l'avoir déjà joué sur scène (au premier rang desquels s'imposent le Don José de Stanislas de Barbeyrac et l'Escamillo de Jérôme Boutillier) font fi de toute partition et se servent même des pupitres comme d'éléments scénographiques (Don José le serre comme s'il voulait l'étrangler à la place de Carmen, Escamillo le décale comme un admirateur sur le chemin de sa haie d'honneur). Marina Viotti à l'inverse est en concert et pour cause : elle effectue non seulement un remplacement mais anticipe ici sa prise de rôle (initialement prévue en avril prochain à Zurich). Cette Bohémienne des temps modernes entre avec sa partition, sur une tablette numérique : elle lit donc bien sur les cartes, mais les cartes mémoire SD (et si Don José veille ici à ne pas serrer ses liens -qui sont de toute manière fictifs en version concertante sans accessoires- ce n'est pas pour qu'elle puisse fuir mais afin qu'elle puisse continuer de tapoter son écran pour faire tourner les pages). Cependant, elle offre aussi une version double, et à elle seule : très attentive à sa tablette qu'elle consulte régulièrement (même pendant la si célèbre Habanera mais où certes même la Callas eut un trou de mémoire qu'elle sut rattraper), la chanteuse n'en déploie pas moins tous les attendus du rôle et davantage, dans le chant comme dans les mines. Ce contraste produit ainsi un effet dramaturgique involontaire mais non moins intéressant : Carmen, loin de la libre bohémienne, se retrouve ici cantonnée à son pupitre, ne pouvant ni suivre Don José ni le fuir. Les deux protagonistes jouent pleinement leurs cartes de cette scénographie (dé)concertante inattendue : Marina Viotti déploie ses séductions et résistances sans bouger, tandis que Stanislas de Barbeyrac prend possession de l'avant-scène qu'il parcourt, hante et domine, hagard puis possédé, toujours avec une immense intensité scénique et vocale.
Fleur rouge dans les cheveux, et même gravissant ce sommet du répertoire sans perdre le contact avec son pupitre, Marina Viotti est assurément en terrain conquis au Théâtre des Champs-Élysées, elle qui accepte à nouveau de faire une prise de rôle-titre en remplacement d'une autre artiste (il s'agissait d'ailleurs de la même chanteuse, Marianne Crebassa, qu'elle remplaçait en Périchole, déjà aux côtés de Stanislas de Barbeyrac). Il s'agit même de sa deuxième prise de rôle-titre dans le même mois et sur ce même plateau du TCE où elle vient d'incarner La Cenerentola de Rossini revue par Michieletto. La chanteuse présente sa première Carmen mais la voix l'a déjà pleinement intégrée. Le tempo est confiant, le phrasé langoureux, la ligne opulente. La mezzo réchauffe et élargit son médium, sur de graves résonances qu'elle sait conserver dans les crescendi vers l'aigu, vibrant et vibré. La sensualité piquante de son phrasé et de son jeu taquin ou rebelle fait plus qu'annoncer l'incarnation scénique du personnage.
Stanislas de Barbeyrac retrouve pour sa part les musiciens de Rouen, où il vient de remplacer le Don José à l'issue de la première représentation. Sa prestation est d'une intensité constante, dans le jeu comme dans le chant. Délaissant la part de tendresse et toute candeur du personnage, celle de l'amant attentionné aussi, il le montre d'emblée damné, comme poussé ou résolu a priori au geste tragique. La tension de son jeu épouse la force de son chant, mais dont il sait mettre toute l'intensité au service du lyrisme, avec un timbre de fer et une vocalité à la lumière éblouissante. Sa scène finale est d'autant plus bouleversante qu'il y déploie tous ses effets de tendresse et de douceur jusque là insoupçonnables (trop tard, exactement comme pour le personnage, et avec un empressement à se radoucir qui paraît d'autant plus "violent"). Les yeux humectés, la gorge sanglotante, le chanteur-acteur semble pleurer (ce qui est pourtant impossible pour chanter). Ses phrases se prolongent en soupirs et du bout de la voix, jusqu'à ce qu'il explose à nouveau, en passant à l'acte et gravissant à nouveau le sommet de sa tessiture et des nuances, par un dernier aigu, dans toute sa gloire lyrique pour mieux choir -avec le personnage- sur un decrescendo molto. La dernière image du concert (scène digne d'une mise en scène mémorable) le montre luttant pour maintenir dans son étreinte le corps inanimé de Carmen qu'il vient de tuer et qui lui glisse entre les bras. Enfin, le personnage cédant la place à l'artiste, elle se ranime, se redresse, enlace son partenaire artistique et la salle explose en acclamations.
L'intensité de cette production est également portée par celle, tout aussi constante, du Directeur musical Ben Glassberg à la tête de son Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie. Dès son entrée en scène, tonique, comme s'il venait droit de la Ville aux cent clochers sur sa même lancée dynamique, le chef montre une énergie qu'il investira toute la soirée durant dans sa direction. S'il se range assurément du côté de ceux connaissant la partition sur le bout des doigts, il sait aussi accompagner les solistes lyriques qui en ont besoin. Il se tourne ainsi vers chaque pupitre et se retourne vers chaque chanteur (placés à l'avant-scène donc derrière lui, l'orchestre étant sur le plateau dans les versions de concert). La phalange instrumentale déploie ainsi un son généreux et précis, s'en donnant à cœur joie (le Chœur accentus, un peu moins, car placé au fond du plateau, il s'accroche aux nuances forte et dans les tempi allants). La Maîtrise du Conservatoire à Rayonnement Régional de Rouen se compose de voix blanchies de timbres mais justes et ressortant d'autant mieux dans leurs éclatants "Une, Deux !" de petits soldats. Ils s'appliquent à s'harmoniser et à bien se répondre.
Si Marina Viotti prend ce soir le rôle de Carmen, deux autres chanteuses prennent également bien des traits de jeu et de voix au personnage. C'est le cas de l'autre mezzo de la distribution mais même de Iulia Maria Dan qui interprète pourtant Micaëla (d'une tout autre vocalité, de soprano, et d'un caractère opposé). Le spectateur qui ne connaîtrait pas l'intrigue prendrait sans doute pour Carmen ce premier personnage féminin à entrer en scène, tant sa voix chaleureuse est aisée dans les graves, intensément phrasée, amplement vibrée. Certes les notes les plus graves de la partition sont un peu moins sonores, mais elle sait les appuyer comme elle sait aussi affiner l'aigu pour rendre à son personnage la part ingénue de son caractère (conformément à la tradition). L'essentiel de ses aigus et de son chant se voit toutefois projeté avec une matière fournie, nourrie de crescendi (et quelques decrescendi en cascades vocalisantes).
Floriane Hasler qui incarne Mercédès est donc l'autre mezzo-soprano du plateau et elle aussi rappelle à sa manière une Carmen, en particulier la Carmen d'Elīna Garanča (qui donna au personnage cette incroyable et saisissante incarnation -blonde- en jouant sur un caractère paradoxalement glacial). La prestation de la jeune artiste reste toutefois mesurée, aux dimensions de son personnage secondaire, avec une voix discrète hormis des élans projetés et un grave poitriné. Faustine de Monès en Frasquita monte à l'envi dans les aigus et y voyage allègrement, en soliste avec de longues tenues très vibrées, ou en culminant dans les ensembles.
Les deux contrebandiers amusent le public (offrant ainsi des parenthèses réjouissantes dans ce drame intense). Les deux solistes insistent en effet sur leurs différences, vocalement et physiquement (dans la grande veine des duos comiques). Thomas Morris en Remendado est d'autant plus droit et strict que Florent Karrer en Dancaïre se tord et s'arrondit (le tout avec force mimiques respectives). Le premier émet un chant très précis et presque martial (comme si ce contrebandier jouait au douanier), tandis que son acolyte projette d'épaisses saillies sonores.
Yoann Dubruque ouvre la soirée en soldat Moralès, toisant le public (rappelant les mauvaises intentions des personnages masculins dans cette œuvre, qui déteindront sur Don José). La voix est bien audible, le phrasé vigoureux et intelligible mais le vibrato constant est si ample qu'il éloigne la ligne vocale de la note et du soutien.
Nicolas Brooymans campe lui aussi pleinement son personnage de lieutenant Zuniga, d'un port aussi noble que ses intentions sont malveillantes. Le chanteur ouvre beaucoup la voix, élargissant sa prononciation et son phrasé audible. Le timbre se blanchit un peu mais cela lui donne une texture cendrée, dans l'épaisseur de son phrasé.
Enfin, Jérôme Boutillier fait un "effet bœuf" en toréador Escamillo, entrant avec toute la noblesse du personnage. Les cheveux et le phrasé détachés, son chant ressemble également à son personnage : avec une ligne dardée comme des banderilles mais couvertes d'un timbre de velours épais comme celui d'une cape de torero. Le regard embras(s)e la salle, le chant s'y déploie avec douceur dans le volume mais vigueur dans la projection (notamment dans les aigus couverts et soutenus).