La Force qui ravage tout, amour en Opéra-Jazz à Massy
L’opéra baroque est riche d’intrigues amoureuses intenses et compliquées. L’Amour y devient souvent un véritable personnage qui défie la Raison. C’est justement ce qui inspire David Lescot qui signe texte, mise en scène et musique, de cette comédie musicale intitulée La Force qui ravage tout. Il imagine cinq couples qui, après avoir assisté à une représentation d’Orontea d'Antonio Cesti (la reine d'Egypte tentant d'y renoncer à l'amour), sont confrontés à leur propre expérience face à ce sentiment surhumain, cette force qui ravage tout, cette maladie violente qui saisit au moment le plus inattendu (et rapproche les contraires). Cette galerie de personnages reflète la diversité des situations, des caractères et des passions : l’amour est tantôt fusionnel, routinier, indécis, violent ou même une véritable quête. Tous partent du même point, en l’occurrence cette expérience de spectateur d’un opéra baroque, puis se croisent et parfois se mêlent, aboutissant à des dénouements variés.
Le décor d'Alwyne de Dardel est minimaliste, avec une scène encadrée par des pendrillons et une frise noire assez basse rappelant le théâtre baroque, ce qui permet des changements très dynamiques. Loin de casser le rythme frénétique du spectacle, les mobiliers sur roulettes y participent même. La scène dans la chambre d’hôtel se fait multiple, les très brefs moments d’obscurités donnant l’impression de passer d’une chambre à une autre, d’un couple à un autre, sans un seul moment d’arrêt. Les dialogues sont ainsi perpétuellement rythmés avec une grande précision. La musique, quasiment omniprésente, donne le tempo à ce ballet d'entrées et de sorties, à ce numéro virtuose de jonglage des interventions parlées-chantées. Agile et vif comme un félin, ce spectacle décline neuf vies, neuf expériences de l’amour, mais en passant de l'une à l’autre avec une grande fluidité. Les lumières de Matthieu Durbec sont des complices d’une pleine efficience, aussi précises et subtiles que le texte même.
Les expériences multiples suivent des chemins qui finissent par se boucler et se perdre (avec l'unité de lieu et la compréhension globale). Rappelant un peu la première scène, les personnages marchent, avec plus d'entrain encore, mais de part en part de la scène, disparaissent pour réapparaître, se séparent pour se rejoindre et vice-versa : elle court, elle court cette maladie d'amour !
La musique réunit elle aussi les univers (la partition est composée pour batterie, clavier, violon, basse, contrebasse, guitare, mandoline). Elle réunit les couleurs dans des harmonies très rythmées, soutien précis envers les comédiens-chanteurs. Ces derniers endossent plusieurs rôles, usant des différents costumes réalisés par Mariane Delayre et surtout d’efficaces perruques. Sonorisés, ces comédiens, en plus de leurs interventions parlées et néanmoins rythmées, se font aussi chanteurs, versant davantage dans le parlé-chanté. Malgré son rôle timide d’Antonia, Candice Bouchet traduit son amour touchant par une voix agréablement ronde, aux tendres nuances et couleurs à propos de son timbre. Elle sait aussi se faire hilarante en historienne, se joignant à la danse folle (qui évoque l’épidémie dansante de 1518 à Strasbourg... tout en reprenant quelques références, dont les mouvements saccadés du Sacre du Printemps imaginés par Nijinski). Elise Caron est très naturelle en Iris, femme un peu illuminée, offrant une diction très maîtrisée, respectant avec précision son texte rythmé sans qu’il ne paraisse une contrainte. Ces qualités s’ajoutent à une voix chaleureuse et une présence pétillante. Pauline Collin et Ludmilla Dabo, respectivement Clyde et Mona, offrent une satire du monde politique avec Burn it, chanson à la limite du gospel, entonnée avec des inflexions de soul. Marie Desgranges fait entendre une voix fine et caressante pour sa Lilith, avec un mezzo légèrement râpeux et au vibrato serré pour en corser le caractère.
Emma Liégeois prête sa voix à Ludivine et interprète également en ouverture « Addio Corindo » extrait de L’Orontea, avec une voix fine et souple (le mélomane initié au baroque aurait sans doute souhaité un plus grand soutien, même en délicatesse, pour garantir sa justesse).
Les voix masculines se font moins vocales, bien que Jacques Verzier, le riche Cyriaque, fasse montre d’un chant légèrement nasal avec d’agréables grains dans les graves. La « petite-frappe » Tobias est incarnée par Antoine Sarrazin, avec une voix plutôt travaillée dans les contours bien que manquant d’assurance dans le soutien et de pleine présence. L’exercice du parlé-rythmé ne semble pas très naturel à Yannick Morzelle qui parvient néanmoins à donner une présence à un rôle assez ingrat, son personnage Anandré étant seul à la recherche d’un amour naissant (Elohim) et déjà perdu, atterrissant en pleine nuit sur une scène d’opéra pour y assister à une scène d’électrocution volontaire. Cette scène avec l’air « Tu es mort, bravo ! » reste une curiosité qui participe sans doute de la longueur de la fin de la pièce. Matthias Girbig offre une démonstration de comédie, incarnant Anatole, un faux stupide qui redécouvre l’amour et la vie. Sa maîtrise des registres et du rythme des paroles est particulièrement notable. Enfin, bien qu’un peu moins directement exposé en tant que serveur et réceptionniste, Alix Kuentz montre surtout ses talents de danseur, offrant quelques pas agiles.
Par ses applaudissements, le public exprime sa grande satisfaction envers cette soirée divertissante et rythmée, portée par une musique dynamique et une mise en scène ingénieuse. Cependant, après le vif intérêt suscité par l'intrigue initiale et ses développements, une partie du public semble considérer que la durée dépassant les deux heures de ce spectacle, en délaye trop le dénouement. En salle comme sur scène et ailleurs, la force de l'amour et de sa passion n'a parfois qu'un temps (mesuré).