La Cenerentola, féerie en self-service aux Champs-Élysées
Transposant dans notre époque la triste condition de Cendrillon (dans une scénographie de Paolo Fantin), Damiano Michieletto la montre en "bonne à tout faire" d'une cantine en self-service, commodité aussi triste qu'elle est blanche, le sol et les carrelages immaculés traduisant aussi la triste condition de Cendrillon ici en charge de les laver. Cette cantine en self-service est celle de toute sa cruelle famille, son père-adoptif (qui reste toutefois "Baron" dans le texte préservé) tenant la caisse, ou plutôt dormant dessus quand il n'est pas en train de boire ou de maltraiter sa fille adoptive (sans parler des sœurs qui bien entendu ne font rien d'autre que piquer dans la caisse, faisant subir les conséquences à Cendrillon).
Mais même dans cet univers tristement prosaïque, la magie peut surgir, et elle le fait même d'une manière d'autant plus impressionnante. Ce spectacle le montre d'emblée, avec le personnage d'Alidoro (le philosophe qui remplace la fée dans cet opéra où Rossini oublie aussi le carrosse citrouille, déjà dans une forme d'actualisation du propos pour son époque). Cet ange-gardien symbolique dans cette histoire, l'est toutefois ici littéralement : il descend du ciel, tombant des nuages en ombre chinoise au tout début du spectacle. Tout de blanc vêtu (littéralement de pied en cap), il met ensuite pour se déguiser une veste noire de prestidigitateur et pour cause : il transporte la scène dans le palais du prince par un impressionnant tour de magie scénographique. Le réfectoire se soulève dans les airs et un autre plateau vient glisser dessous. S'installe donc, sous le restaurant, un sous-sol cossu, pièce d'un riche appartement avec cocktails offerts par des serveuses en livrée : les coupes de champagne de ce buffet se trouvent exactement en dessous des rails pour faire glisser les plateaux du sordide self. Tout un symbole. La métamorphose des costumes (Agostino Cavalca) et des lumières (Alessandro Carletti), tout aussi éloquente, complète ce travail scénique qui marque aussi beaucoup par la synchronisation entre le jeu sur scène et le rythme en fosse.
De nombreuses trouvailles et surprises parachèvent l'effet sur le public qui rit de bon cœur et applaudit quand Alidoro emballe littéralement les protagonistes dans du film alimentaire en tournant et tournant autour d'eux à toute vitesse, ou quand l'automobile du prince (pour représenter son carrosse), se crashe dans la cuisine en explosant un mur.
Dans le rôle-titre (Angelina, La Cenerentola), Marina Viotti continue elle aussi son conte de fée personnel (avec cette production en ouverture de saison et après sa Victoire de la Musique Classique 2023). La chanteuse fait également son miel des contrastes et de petites métamorphoses vocales permanentes. Elle passe d'une phrase à l'autre, d'un phrasé soutenu et accentué (un peu forcé parfois) vers un dolcissimo subito qui traduit les délicats échos de sa souffrance et de ses espoirs mêlés. Les bouts de la tessiture et les passages rapides la trouvent en retrait mais elle ne perd jamais des yeux son rêve de princesse, ni sa ligne de la voix. Elle réaffirme ainsi constamment la richesse de ses contrastes, comme elle s'affirme ici face à ses sœurs (laissant d'emblée comprendre qu'elle ne se laissera pas faire), comme elle assume ses sentiments amoureux dans une liberté vocale soutenue.
Levy Sekgapane conquiert lui aussi visiblement aussi bien les cœurs des auditeurs que ceux des personnages au plateau (d'autant que la mise en scène représente aussi Alidoro en Cupidon démultipliant ses flèches y compris vidéo). Le médium de ce ténor est toujours reconnaissable à son timbre paraissant légèrement voilé, parce que placé dans le masque et les sinus et surtout pour mieux s'élancer vers des aigus intenses. Son phrasé est constamment nourri d'une vitalité frémissante, intensément tendre et sachant se faire sonore à souhait dans les vigoureuses envolées. Sa prosodie italienne est toutefois un peu embarrassée notamment dans les passages rapides.
Edward Nelson en Dandini est un (faux) prince tout de bleu vêtu, hormis un jabot blanc et des chaussures zèbres (mais s'il est déguisé en prince, cette tenue est effectivement celle de son maître Don Ramiro, et il la lui cède pour finir la mascarade). La voix déploie une profondeur superlative, dans l'intensité de sa large chaleur, qu'il sait encore déployer et nourrir mais aussi transformer en rampe de lancement vers des aigus lyriques vigoureux. Le chant reste sonore et riche jusqu'au bout des longs phrasés et des vocalises appliquées. Son interprétation se trouve toutefois un peu plus corsetée au moment où son personnage troque son superbe costume contre un smoking plus commun.
Peter Kálmán fait ce qu'il veut de sa voix et porte bien le nom de son personnage, Don Magnifico (le père). Même dans les vitesses vertigineuses de la partition, sa ligne vocale balaye les rythmes dans toute l'amplitude de sa tessiture, allant même -pour des effets comiques- jusqu'à l'infragrave et à l'aigu de fausset. Avec des tels accents et couleurs, difficile de lui reprocher le fait qu'il tienne et déploie certes peu ses phrasés, d'autant que son récitatif est aussi chantant que son chant a l'impact d'un récitant.
Alexandros Stavrakakis élargit un peu la voix pour chanter Alidoro et, pour incarner l'ange gardien, il a tendance à plafonner en voulant monter vers les aigus. Pourtant, lorsqu'il la déploie naturellement, il passe sans forcer d'un son dolce, via un crescendo longuement affirmé, jusqu'à un sommet plénipotentiaire. Ses vocalises sont nettement articulées, ses grands phrasés restent justes.
Les deux sœurs jouent pleinement leurs rôles de "pestes", à la fois inséparables et complémentaires, Clorinda (Alice Rossi) assumant son caractère, Tisbe (Justyna Ołów) faisant mine de ne pas y toucher. Les voix se rejoignent au contraire, dans les graves : la première descend en effet aussi bien que la seconde, Alice Rossi offrant même un phrasé plus ample et plus rond mais peu dessiné, tandis que Justyna Ołów a davantage d'impact vibré.
Thomas Hengelbrock dirige la soirée avec une attention constante et une passion haletante pour chaque note, chaque syllabe qu'il conduit et savoure aussi bien en direction de la fosse que du plateau. L’Orchestre Balthasar Neumann se met plus qu'au diapason du plateau, non seulement dans un riche dialogue avec les chanteurs et une attention constante pour ne pas les couvrir ni les presser, mais même en traduisant musicalement les dynamiques et l'esthétique même de la scène. Les instruments d'époque assument en effet des lignes limpides ou au contraire grinçantes ou grondantes pour mieux se métamorphoser en élans lumineux.
Les hommes du Chœur Balthasar Neumann s'épanouissent visiblement à chanter et à jouer dans cette mise en scène qui leur donne un véritable rôle et des indications de jeu. Ces messieurs prennent même un plaisir fou, déguisés en adulatrices du prince.
Si dans l'histoire Cenerentola est magnanime, pardonne et fait pardonner à ses sœurs, ici, elle fait mine d'excuser et même d'offrir des cadeaux à sa famille et à tout le chœur pour son mariage... mais quelle n'est pas leur surprise désappointée lorsque chacun ouvre son petit cadeau pour y trouver [note de la rédaction, la fin de ce paragraphe dévoile la fin du spectacle]... une paire de gants d'un jaune plastique éclatant. Cenerentola triomphe, debout avec son prince et son valet, pendant que tous les autres frottent le sol dans une nuée de bulles de savon. Cendrillon déguste ainsi sa vengeance, plat qui se mange froid comme une entrée de ce self.
Les artistes savourent alors les applaudissements très chaleureux du public, également destinés à l'équipe de mise en scène. Des bravos recouvrent une huée sonore mais bien solitaire, preuve que le public peut apprécier toutes les mises en scène à condition qu'elles aient de la suite dans les idées.