Requiem à la Philharmonie : Pygmalion réinvestit Mozart
Dans la suite de la production donnée au Festival d'Aix-en-Provence avec la complicité du plasticien Romeo Castellucci, l'Ensemble Pygmalion et Raphaël Pichon proposent le Requiem de Mozart, sans sa mise en espace mais en conservant les choix originaux dans le déroulement musical : la messe est morcelée et entrelacée d’autres petites pièces musicales de Mozart, dans le but de créer « avant et pendant le Requiem, d’autres conditions d’écoute, en bousculant nos habitudes et nos attentes » (expliquait Raphaël Pichon). Viennent ainsi se greffer à la partition divers morceaux rares, jalonnant la carrière du compositeur, comme le "In paradisum" (en version plain-chant monacale qui l'inspira), pour ouvrir et clore la soirée, ou encore des pièces qu'il composa, en langue allemande. L'ensemble mène le public à faire oreille neuve pour redécouvrir un discours (fort heureusement surtitré), opposant au sentiment d’apaisement l'angoisse révoltée du face-à-face avec la mort.
Sabine Devieilhe apporte aux supplications de la soprano sa voix fraîche, son chant habité et une rondeur fruitée que parachèvent des notes aiguës brillantes et souples. Outre une implication respectueuse du temps religieux, c'est la qualité intrinsèque de son phrasé qui reste à l'esprit, enrobé d'une douce solennité tout en nuance. À ses côtés, Beth Taylor est une mezzo-soprano avec plus de coffre, au son d'une expressivité viscérale qui sait néanmoins se fondre parmi les autres solistes pour ne jamais heurter l'équilibre des voix. Le timbre, capiteux, voire un peu sourd, trouve dans le "O Gottes Lamm" ("Ô innocent agneau de Dieu") ses couleurs et son caractère, révélant un instrument légèrement engorgé mais d'une homogénéité captivante. Laurence Kilsby déploie l'élégance de son ténor, un brin nasal, qui se plie bien aux exigences de la direction, apportant l'agitation du "Tuba mirum" avec un panache proportionnel à la délicatesse de ses demi-teintes dans les ensembles les plus intimes. Alex Rosen, jeune basse, possède une couleur grinçante et sombre qui sied à l'autorité de ses interventions. Si les aigus, centrés et clairs, manquent parfois d'éclat, la ligne de chant est fluide, d'une consistance de bronze se déployant avec aisance sur l'ensemble de la tessiture. Chadi Lazreq, enfin, enfant soprano intervenant à l'ouverture et la clôture de la soirée puis dans la vocalise du Solfeggio en fa majeur, offre immédiatement son assurance, pleine d'un sérieux et d'une musicalité accomplis. La voix ne tremble pas et s'élance sans peine, parée de couleurs cristallines, évitant le kitsch et offrant une fragilité au temps du recueillement.
La direction de Raphaël Pichon, à la tête de son Ensemble Pygmalion, déploie toute l'intensité de sa force envoûtante. Outre le sentiment d'une maîtrise et d'une vision extrêmement claire de l'œuvre, c'est la capacité de tirer le public hors des sentiers battus qui retient l'attention : jeux des couleurs dans l'orchestre et dans les chœurs, investissements et mises en avant d'accords, de notes, de mélodies pour en révéler l'urgence, l'instabilité ou, au contraire, la grande puissance d'accalmie, tout attire l'oreille vers la résolution finale, se jouant des passages les plus exposés avec une simplicité à l'image de la lisibilité du propos.
Les pupitres vocaux offrent un son d'une jeunesse et d'une puissance appréciables dans les moments acméiques comme dans les subtilités des accords finaux et décomposés. La ligne de chant est souple, modulable, et d'une grande malléabilité selon la demande du chef. De même, l'orchestre reste engagé jusqu'au bout, proposant des couleurs sachant s'émanciper des a priori esthétiques associés à l'œuvre pour produire des ambiances innovantes, voire déroutante par la rapidité des tempi. Les larmes du Lacrimosa glissent sur les cordes avec une sobriété d'une dureté pleine de désespoir, le Kyrie renoue dans la vélocité avec un sentiment de panique, l'Hostias est empli d'angoisse lorsqu'il est question de la descendance d'Abraham et de son incertaine rédemption. Ces choix assument une lecture frontale, intrépide, poussant les acteurs du drame religieux jusqu'aux paroxysmes.
Le public salue cette interprétation d'une acclamation enthousiasmée lorsque Raphaël Pichon, les couleurs de son visage traduisant l'intensité de l'effort comme après un marathon, se tourne vers lui, ému.