10 Jours dans un asile, 90 minutes féministes à l'Opéra de Philadelphie
10 Days in a Madhouse s’inspire de l’histoire de l’asyle de Blackwell’s Island (à New York), en reprenant le texte éponyme écrit par une journaliste, Nellie Bly, qui se fait passer pour une femme malade afin de comprendre et dénoncer le système malveillant de cet asyle (une enquête qui entraîna un grand émoi et des changements structurels).
Le livret de l’opéra est ici écrit par Hannah Moscovitch, qui reprend cette histoire, et en fait un opéra « à l’envers » (à rebours, du jour 10 au jour 1) suivant le point de vue de Nellie, interprétée par Kiera Duffy. L’histoire de Nellie se recompose ainsi peu à peu, avec les raisons de sa folie (feinte ou réelle, le mystère plane) et de ses angoisses, dans une mise en scène de Joanna Settle sobre mais privilégiant le côté historique (les personnages sont habillés avec des costumes début de siècle; signés Ásta Hostetter & Avery Reed), aux fortes dimensions immersives.
L'histoire s’appuie en effet ici sur une scénographie troublante, les personnages et chanteurs sortant d’un côté ou de l’autre de la construction circulaire qui occupe presque l’entièreté de la scène, et sur laquelle les musiciens jouent en hauteur. Avec des décors finalement très sobres (d'Andrew Lieberman), les entrées des personnages jouent donc à la fois sur les aspects claustrophobiques de l’espace et la surprise pour les spectateurs (les lumières alternent ici entre néons d'hôpitaux au centre de la construction, et ambiance plus douce, jouant sur l'obscurité, là où se déroule l'action).
La musique participe de cette même dimension immersive. La compositrice Rene Orth propose en effet une musique alliant orchestre de chambre, piano, et musique électronique (par Chris Sannino et Robert Kaplowitz), auxquels s’ajoute la présence d’un phonographe sur scène. Ces différentes dimensions créent donc là encore un effet schizophrénique, et véritablement déroutant pour le spectateur.
La cheffe Daniela Candillari est visible sur des télévisions tout autour de la scène, ce qui participe encore de cet aspect kaléidoscopique, de cette expérience de l’asyle. Ici la cheffe ne se laisse pas emporter par les multiples voix qu'entendent les personnages, mais bien au contraire réussit à diriger tout autant l'orchestre que les chanteurs ou les effets avec une très grande précision (la performance paraît millimétrée).
Dans l’écriture même, les voix féminines ont souvent des effets d’écho, comme brouillant les limites de la scène (et de la compréhension). Le chœur féminin est ainsi dissocié afin de montrer les différentes facettes de leur voix comme de la maladie de leur personnage : Jina Jang chante parfois en chinois (ce qui lui attire des moqueries) avec une voix de soprano aux résonances graves, Kaitlyn Tierney joue sur des sons répétitifs, Julie Snyder installe sa présence engagée sur scène, la mezzo-soprano Meghan McGinty marque un son rond et puissant, Tanisha L. Anderson fait une ou deux interventions d’une voix rocailleuse et sèche, tandis que Marissa Chalker et Veronica Chapman-Smith restent plus discrètes scéniquement, en participant davantage à l'effet musical envoûtant du chœur féminin. Celui-ci possède une grande qualité de son, avec des effets de vibrato amples, et des échos intéressants, notamment dans les débuts de l’opéra, avec un équilibre tout à fait réussi entre voix graves et voix aiguës.
La soprano Kiera Duffy incarne l'héroïne Nellie avec un travail d’interprétation saisissant (notamment sur les regards), qui permet de nuancer les perspectives et attitudes du personnage. Elle articule des moments vocaux chaleureux, avec un phrasé parlé assez naturel, des aigus clairs et brusques (fidèles au caractère du personnage), enlevés et dynamiques. Ne manquant jamais de puissance, elle déploie aussi dans l'articulation la largeur de son vibrato, notamment dans la fin de l’opéra (le début chronologique, lorsque Nellie est encore saine).
Lizzie, second rôle principal, personnage de femme ayant perdu son enfant, reçoit l'intensité interprétative de Raehann Bryce-Davis. Celle-ci insiste plutôt sur la chaleur presque voluptueuse de son mezzo-soprano dans les graves, avec un vibrato présent, montant vers des aigus détimbrés (faisant ressortir certains aspects plus rocailleux). Son personnage entame un gospel pour embêter l’infirmière, complétant la richesse rythmique de cette partition.
La grande surprise vient du personnage de l’infirmière-matrone incarnée par Lauren Pearl dont la discrétion disparaît soudain lorsque se dévoilent ses talents de danseuse/performeuse, avec un jeu traduisant en miroir les peurs des patientes de l’asyle : elle joue physiquement sur des effets devenus des classiques de films d'horreur, en paraissant démembrer son corps, ou à l'aide de mouvements saccadés. Elle se découvre ensuite d'autant plus, chanteuse, d'une voix puissante et toute en rondeur, avec une chaleur et une force presque unique sur scène, le reste du casting féminin étant réduit face à elle à des voix plus sèches et récitatives.
Le pendant masculin de l'infirmière est le Dr. Josiah Blackwell, interprété par Will Liverman, seule voix d'homme sur scène. Le baryton ne joue pas tellement sur le placement de sa voix mais propose plutôt un timbre velouté, avec un vibrato rond même dans les parties récitatives, et une prise de son par le dessus qui donne à ses prises de parole un aspect tout de suite très engagé, et correspondant à son personnage. Il alterne ainsi les échos plus aigus ou graves selon le type de discours, et affirme notamment ainsi son pouvoir sur Nellie au début de l’opéra (à l’inverse, il perd du charisme vocal vers la fin de l’opéra, correspondant au moment de pleine maîtrise de Nellie).
Cet opéra lève ainsi à nouveau le voile sur la condition humaine, donnant la parole et le pouvoir aux internées, alliant message politique et création artistique. La salle salue ce projet d'une standing ovation, presqu'unanime.