Unholy Wars à Philadelphie : (Middle) East Coast
Le concepteur de cette proposition artistique, le "libano-américain" Karim Sulayman l’explique lui-même dans la note de programme, ce spectacle a pour origine le besoin de donner une réponse : lorsqu’on lui demandait enfant « d’où viens-tu ? », parce que son physique interrogeait son entourage américain (où les origines et les appartenances sont si importantes), et qu’il adressait à son tour cette question à ses parents, ceux-ci lui répondaient en parlant des croisades et de tous ces Chrétiens venus d’Europe pour reprendre la terre sacrée. Loin pourtant de faire un spectacle politique, Karim Sulayman propose une soirée interrogeant ce regard, ou plutôt ces regards en parallèle : Orient et Occident, Chrétiens et Moyen-Orient, comment ils nous façonnent, comment ils nous touchent, comment ils nous font agir dans le monde et interagir avec les autres.
La musique de ce voyage dans les origines et la quête d'identité parcourt plusieurs pièces musicales, au centre desquelles se trouve Le Combat de Tancrède et Clorinde : une œuvre de Monteverdi narrant le combat à mort, durant la Première Croisade, d'un Chrétien et d'une Sarrasine qui s'aiment mais ne se reconnaissent pas derrière leurs armures. Cette parabole illustre le complexe parcours de ce spectacle et de ses artistes pour se retrouver dans des pays constamment en proie aux guerres, dans une partition qui puise également chez Haendel, Salomone Rossi, mais aussi dans le travail de la compositrice contemporaine, "arménienne-américaine" dont les parents ont fui au Liban, Mary Kouyoumdjian. Composant elle aussi pour l'ensemble baroque, elle se glisse avec ses inspirations dans un style du XVIe siècle, comme entrant dans une armure. Sa plume permet de passer d'un univers à l'autre avec souplesse, soulignant la richesse des motifs et traditions qui inspirèrent les compositeurs baroques.
Le concert/voyage se déroule ainsi d'une traite, sans récitant, présentation ni interruption mais en plongeant dans cet univers harmonieux où les traditions et les inspirations se réunissent et se répondent. Les chanteurs n'incarnent pas de personnage particulier, mais traduisent plutôt leurs aspirations vers des univers culturels, par la musique, dans un cheminement fait d'intensité.
Sur scène, Karim Sulayman se montre aussi en chanteur, humble, parfois même faible dans sa voix de ténor. La finesse de sa ligne articule un parlé clair et une rythmique irréprochable avec un fin vibrato lors des prises de son. Son timbre balance entre des graves ronds en bouche et des aigus tirant vers la voix de tête.
À ses côtés, le baryton-basse John Taylor Ward assure ses parties avec efficacité. Les aigus craquent certes légèrement au début, mais il se montre plus assuré dans les moments plus lents et mesurés, où son timbre explore de plus vives couleurs. Ses attaques par le dessus des notes lui laissent malgré tout moins de liberté.
La voix féminine de la soirée est confiée à la soprano d’origine persane Raha Mirzadegan. Son interprétation reste relativement timide mais elle s'affirme progressivement au fil du concert, conservant son timbre chaud et velouté. L'assurance lui permet davantage de jeux mélodieux sur ses intonations.
L'équilibre des voix entre les trois chanteurs est constant, sur le plan musical mais également scénique. Coral Dolphin danse ici avec les différents chanteurs, les mettant en scène et interagissant avec eux tout au long du concert, dans des mouvements d’inspiration orientaliste rejouant en toute connaissance de cause (Karim Sulayman décrit ainsi dans sa note les ambiguïtés des textes européens) les stéréotypes du regard occidental porté sur la femme du Moyen-Orient.
La mise en scène de Kevin Newbury est très sobre mais interroge aussi de manière symbolique les images d'Epinal de l'Orient, en les réinventant : la scène de concert est encadrée d'une petite rigole d'eau, avec laquelle les chanteurs rejouent les gestes des ablutions (ou du baptême). Sur les côtés plusieurs sceaux contiennent du sable, là aussi source de différents jeux scéniques auxquels se prête cet élément, à l'aspect irisé en pleine lumière. L'orchestre est alors hors-scène, sur un proscenium à hauteur du public.
Dans ce concert tout en sobriété, l’ensemble musical baroque dirigé à l’archet par Julie Andrijeski déploie beaucoup de délicatesse et d'entrain, en plus d’une très grande qualité technique, transportant immédiatement dans un Orient fantasmé par les compositeurs européens. Cette douceur musicale tranche ici avec les créations visuelles de l’artiste syrien Kevork Mourad. Celui-ci propose en effet des projections en forme de croquis de villes se construisant au rythme de la musique, reprenant le mythe des villes de la Renaissance mais dans une version modernisée. Les chanteurs et la danseuse s'inspirent de ces structures en mouvements verticaux pour les leurs, et rentrent même dans le décor, en ombres chinoises : comme si leur construction personnelle suivait également celle de ces lieux.
Sans répondre à la question originaire de son créateur, ce concert engagé artistiquement, transporte, entre mythes et réalités musicales, le public qui applaudit et en ressort apaisé.