Idomeneo à Liège : grandes vagues d’émotions au plat pays
C’est au-dessus d’une fosse océanique, et au milieu de vagues omniprésentes au plateau que se déchaînent les voix : les décors et lumières (Laurent Castaingt) évoquent avec sobriété les eaux depuis lesquelles Neptune sévit, en attente du sacrifice promis par Idomeneo (Ian Koziara), roi de Crète. Tissus diaphanes, costumes fluides (Jorge Jara), projection vidéo (Arnaud Pottier) d’une mer tantôt apaisée, tantôt sombre et hostile, ces éléments scéniques ne sont cependant jamais totalement raccord avec le violent trouble des personnages.
La puissance divine est constamment remémorée, à travers les apparitions de créatures mythologiques (homme à tête de taureau, déesse aux serpents) et marines (hommes-hippocampes). Au centre de la scène, suspendu et menaçant, trône le visage élimé du dieu de la mer.
L’Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège accompagne avec intensité la gravité de l’intrigue. La direction de Fabio Biondi respecte dignement la partition mozartienne, tout en laissant transparaître la grande émotion de son écriture (toujours d’une manière suffisamment mesurée pour laisser pleinement s’exprimer la performance des solistes et des chœurs). Les phalanges chorales expriment l'ambivalence des sentiments face aux destins : tantôt en puissance, tantôt en douceur, clamant le triomphe de l’amour ou la menace divine. Des voix profondes s'élèvent parfois depuis les balcons, implorant la bienveillance des flots.
La puissance expressive de cette œuvre, marquant l'époque de sa composition (1781) par l’importante théâtralité et l’expressivité de ses airs, est ici abordée par une distribution au bel canto vibrant et haut en couleurs.
Si Jonathan Vork oracle de Neptune au timbre autoritaire, et Inho Jeong (La Voix), au chant posé et caverneux, annonciateurs de la volonté divine, font de brèves et néanmoins remarquées interventions aux phrases concises, toute la place est ici laissée aux mortels dont la force d’amour suscitera même la clémence d’un dieu cruel.
Parmi eux, Idamante, prince de Crète, interprété par Annalisa Stroppa. Les graves marqués de la soliste en font un personnage déterminé, quoique souvent rigide. Le chant est pourtant juste et bien articulé par son amplitude vocale, ainsi qu’une projection à la mesure de la salle.
Son amante Ilia (Maria Grazia Schiavo), s’exprime avec une expressivité vibrante ponctuée de crescendi poignants et bien contrôlés. Sa voix se fait aussi éclatante que sa volonté et son acharnement face au destin réservé à son prétendant.
Dans un rôle plus effacé, Arbace (Riccardo Della Sciucca), compatissant confident du roi, s’affirme à travers de longs airs chaleureux et tout aussi doux (pourtant puissants) que son caractère, conservé avec la maîtrise d’une justesse homogène du début à la fin.
Enfin, les deux solistes les plus acclamés de la soirée partagent équitablement ses moments d’apogée : Ian Koziara dans le rôle-titre d’Idomeneo, et Nino Machaidze en Elettra, éprise d’Idamante et jalouse d’Ilia.
Ian Koziara fait jaillir avec une force prenante sa frustration de roi torturé par le dilemme. Ses lamentations sont puissantes et déchirantes, et si ses phrases sont parfois entrecoupées d’halètements craintifs, son timbre chaud et très expressif permet au personnage de s’opposer aux Dieux en toute crédibilité.
Nino Machaidze incarne avec prestance et une intensité superlative ce personnage qui ne l’est pas moins. Toute sa fureur, où s’installe peu à peu la folie, se traduit par un chant frénétique projeté avec rage, paradoxe touchant d’une maîtrise vocale rendant la perte de contrôle d’Elettra.
La soprano achève sa performance d’une voix toujours chantante mais comme emplie d’une démence aux éclats de rire glaçants et aux aigus transperçant, ce qui lui vaut aussitôt un tonnerre d'applaudissements de la part d’une salle ébahie, qui redouble en triomphe aux saluts.