Tandis que j’agonise… dans les bois : Don Giovanni par Claus Guth à Bastille
Après Michael Haneke et Ivo van Hove, c’est avec un Don Giovanni revu et corrigé par l’allemand Claus Guth que s’ouvre cette saison lyrique à la Bastille. Première in loco et en France, mais en réalité une mise en scène qui tourne depuis sa création en 2008 à Salzbourg. Et qui continue de tourner bien rond : cette forêt qui occupe le plateau tourne à l’infini sur elle-même, devenant un lieu de fantasme, où un Don Giovanni, blessé à mort dès la première scène par le Commandeur, promène sa silhouette fantomatique et sanglante, plus souvent à terre que menaçant. Autour de lui, s’agitent des femmes et des hommes qui projettent ce qui leur manque dans le héros. Dans cet univers, Leporello est un double toxicomane et nerveux qui tâche de divertir le mourant, Donna Anna n’est pas une victime (c’est elle qui désire Don Giovanni au début de l’œuvre) mais une femme déchirée entre deux hommes et deux mondes. Donna Elvira, malgré ses allures de bourgeoise délaissée, est la seule qui réconforte Don Giovanni tombé à terre et abandonné de tous, quand Zerlina cherche à réveiller l’ardeur de Masetto par la jalousie, (son « toccami qua » -touche-moi là- qu’elle chante au deuxième acte devient une prière désespérée pour un peu d’affection).
Cette lecture se révèle cohérente, facile à suivre (ce qui est un avantage pour une intrigue aussi dense), à l’humour parcimonieux mais présent. Claus Guth choisit d’évacuer en partie la violence du personnage, notamment sexuelle, pour mettre en lumière sa soif de vivre irrépressible. La scène où le héros gît au pied d’un arbre coiffé d’une couronne en carton et ne parvenant pas toucher au repas improvisé par Leporello est en cela un signe touchant que la fin du personnage est proche. Il n’y aura d’ailleurs pas d’enfer conclusif pour ce débauché qui n’en est pas vraiment un, mais la mort qu’il attendait, sous forme d’un Commandeur fossoyeur, que Don Giovanni regarde en face, refusant ce bâton que tente de lui donner Leporello pour se défendre.
Côté voix, la distribution est dominée par Peter Mattei : son timbre lumineux brille sans effort et emplit avec naturel la Bastille quand le chanteur le souhaite. Loin de rechercher l’éclat vocal (le baryton n’a plus rien à prouver dans ce rôle-titre, dont il est le grand titulaire actuel) le chanteur cherche avant tout la justesse théâtrale, déambulant sur scène avec sa longue silhouette et apportant une mélancolie poignante au personnage. Sa chanson “Deh vieni alla finestra” murmurée tête contre le sol, comme une agonie lumineuse, est un moment d’une poésie rare.
Son acolyte Alex Esposito est très investi théâtralement en Leporello, sautant et trépignant, s’agrippant aux arbres ou au toit de l’abri-bus. La basse se donne totalement au rôle, y apportant une voix sombre, contrepoint à la lumière de Don Giovanni, un instrument sonore et dense, même si le bas de la tessiture est un peu écrasé comme le fait entendre son air du catalogue.
Malgré un bel investissement, la Donna Elvira de Gaëlle Arquez sonne un peu fragile en ce soir de première : si le timbre fruité est toujours séduisant le premier air la trouve à court d’aigus et de graves. L’instrument demeure un peu raide dans les ensembles mais se rattrape dans des récits expressifs et retrouve davantage d’aisance dans le touchant “Mi tradi quell'alma ingrata” (Cette âme ingrate m'a trahie).
Adela Zaharia en Donna Anna rachète aussi au fil de la soirée une première impression mitigée. Si le timbre brille dans le haut du registre aigu avec un éclat argenté, permettant à la soprano de chanter avec assurance les passages redoutables, la voix reste intérieure dans le medium et le grave, engoncée dans une prononciation quelque peu pâteuse. Son deuxième grand air rend davantage justice à l’interprète qui ose des nuances dans une tessiture difficile, ce qui lui vaut de chaleureux applaudissements (d’une manière générale, chaque air de chaque soliste est chaleureusement reçu par le public).
Ben Bliss (Don Ottavio) fait ce soir ses débuts à l’Opéra de Paris. Le ténor a pour lui un timbre rond et souple, qui se corse quand il couvre le son dans le haut medium, et une belle musicalité lui permettant de créer dans chacun de ses airs une véritable atmosphère. La voix manque néanmoins de tranchant dans la grande salle de Bastille pour captiver tout à fait.
Ying Fang prête à Zerlina un son rond et coloré, immédiatement charmeur, irrésistible dans ses différents airs. Le medium-grave manque cependant un peu de chair, ce qui fait perdre de sa présence au personnage, malgré l’engagement piquant de la comédienne.
Enfin Guilhem Worms est un Masetto attachant et benêt comme il faut, avec une voix de baryton-basse séduisante, un peu droite par moments, encore timide dans son air. L’autre clé de fa (celle des voix graves sur les partitions), John Relyea, impose à l’inverse son timbre de bronze en Commandeur, avec un placement très en arrière qui fait perdre un peu du texte mais une projection efficace qui glace le spectateur dans l’ultime scène de l’opéra.
À la tête de l’Orchestre et du Chœur de l’Opéra national de Paris, en bonnes formes malgré quelques rares hésitations de rentrée, Antonello Manacorda partage sa vision de l'œuvre, plus dramatique que métaphysique. Les tempi choisis sont vifs, les récits s’enchaînent aux airs sans pauses, tout contribue à donner de l’élan à l'œuvre (sans oublier le continuo élégant et inventif qui soutient les récits des chanteurs). Le chef reste pourtant attentif aux interprètes, trouvant pour chaque air une atmosphère juste : un souci des contrastes qui contribue à l’accueil de la soirée, marquée comme un succès.