La Clémence de Titus révoltée à Anvers
Milo Rau propose une transposition moderne et politique, mais avec des moyens d’une théâtralité captivante, portée par une distribution où se mêlent solistes, comédiens et comédiennes du monde professionnel et amateur, de tous âges, nationalités et origines. Le metteur en scène affirme la dimension politique de son propos (avec des monologues ajoutés, en flamand, en syrien, ou encore via des images de pendus) mais en résonance avec l’histoire, l’œuvre et le théâtre.
La clemenza di Tito raconte le soulèvement, la colère d’un peuple face au pouvoir abusif (opéra d'ailleurs écrit deux ans après la Révolution Française), sujet réincarné par les artistes sur scène, qui recomposent un tableau vivant de La Liberté guidant le peuple, ou encore le dénuement et l’abandon naufragés du Radeau de la Méduse, d’autres étant projetés sur les murs (La Mort de Marat), le tout avec des éléments contemporains, à la manière de David LaChapelle ou Gérard Rancinan : les costumes d’Ottavia Castellotti (sweatshirts, joggings, jeans, baskets…) forment un autre reflet de notre propre société et de ses classes sociales, invitation à s’identifier.
La richesse de la scénographie (Anton Lukas), l’abondance de couleurs, détails, références, images projetées… sur-stimulent les sens, là encore dans un esprit contemporain de fourmillement des informations sonores et visuelles en une forme de collage scénique et textuel.
L’intrigue et la scénographie tranchent néanmoins dans une vision, une opposition claire entre une élite sociale et un camp de réfugiés politiques. Le fossé évident entre elles est matérialisé par le plateau qui pivote entre deux décors : une lumineuse salle d’exposition aux murs blancs, et un extérieur obscur aux abords d’un bâtiment qui semble désaffecté. Chacun de ces espaces est habillé de projections d’images, et de vidéos dont le caméraman Laurent Fontaine-Czaczkes simule la prise en direct. Ces prises de vue offrent de nombreux et longs close-ups (plans rapprochés) permettant notamment un jeu d’acteur très caractérisé et d’une grande sensibilité (pré-enregistré donc), et tout en laissant totalement libres les artistes dans leur expression lyrique.
Ce contraste prend toute sa force avec l’aisance vocale de l’ensemble de la distribution, les voix d’une grande puissance et expressivité créant une forme de décalage avec leurs images expressives et leurs attitudes réelles, pour la plupart stoïques.
Décalage qui passe en premier par le personnage de Tito, incarné par Jeremy Ovenden. Figure de pouvoir qui semble dépassé par les évènements, il arbore un air hébété quasi permanent, ce que traduit rarement sa voix, plutôt assurée, intense de timbre et de phrasé. Le personnage s’appuie sur un pouvoir qui lui semble acquis, en se permettant de plus courtes phrases, parfois étouffées. Sa clémence se ressent néanmoins à la fin de la pièce lorsque son chant se fait plus doux et aussi plus faible, sonnant presque comme une supplication.
Soutenu par ses gardes du corps (François Makanga, Nikias Verschraegen) et les forces de l’ordre (Cyril France, Alireza Sadrnejad, Ferdinand Paimblanc, Joyna Begoumé) dont l’attitude et la gestuelle froides et violentes ont été inspirées par des vidéos existantes, Tito paraît se mêler, avec une démagogie criante, parmi le peuple qui démontre, lui, sa puissance tangible et effervescente (manifestations, émeutes, incendies, destruction, revendications…).
Face à la colère populaire, Tito s’appuie également sur la bas(s)e solide que constitue Publio (Eugene Richards III), capitaine de la garde au timbre chaud et profond.
Parmi ce peuple, ressort Sesto (Anna Goryachova), amant de Vitellia (Anna Malesza-Kutny) et ami de Tito. La voix claire et retentissante du personnage exprime son terrible dilemme, déchirant d’accents l’expression de sa voix amoureuse pour l’une, qui le charge de tuer, et l’homogénéité de son phrasé traduisant son amitié pour l’autre, qu’il devra tuer.
Vitellia, meneuse autoritaire, prend toute sa place avec un chant bien projeté, empli de richesse, d'harmoniques et d’ambition.
Personnage plus discret, Servilia (Sarah Yang) ne manque pourtant pas de justesse lors de ses interventions. Surtout observatrice, elle chante néanmoins avec la résolution et la précision requises pour caractériser le personnage.
Son soupirant Annio (Maria Warenberg) projette un chant riche et technique, agile, en accord avec son attitude décontractée en dépit de la situation.
Hors scène parviennent les intonations chamaniques de Manon Janssen et Dina Al Jamal, témoignant de leurs parcours de vies, comme leurs collègues, protagonistes ajoutés.
Les Chœurs de l’Opéra Ballet de Flandre surgissent en une foule populaire, qui décuple la puissance de revendication des solistes en unissant leurs voix en un seul et même ensemble assuré.
L’Orchestre Symphonique de la maison, dirigé par Alejo Pérez, démontre une force impressionnante dès l’ouverture, par la suite plus effacée et comme mise en sourdine par l'ébullition présente sur scène. Si la fosse fait efficacement honneur à la partition de Mozart, d’autres sonorités se font entendre : le chant lointain d’une musique pop à la radio, ou celui des oiseaux, en toute fin de représentation.
Milo Rau et l’Opéra Ballet de Flandre offrent ainsi une performance alliant chants lyriques italiens et enjeux sociaux, matérialisés notamment par le travail réunissant professionnels et amateurs. La démarche est visiblement vécue et reçue dans sa sincérité par le public, par la régularité des applaudissements et la standing ovation finale.