Cassandra à La Monnaie : urgence glaçante
Cassandra comme son nom l’indique donne la parole et la voix aux Cassandre : celles qui voient venir la catastrophe mais que personne n’écoute. Cet opéra sur un livret de Matthew Jocelyn fait ainsi alterner deux histoires, à travers deux époques : celle de Cassandre (figure mythologique qui annonça la chute de Troie durant l’Antiquité) et celle de Sandra (une scientifique de notre temps, lanceuse d’alerte confrontée à l’urgence climatique et une humanité qui regarde ailleurs et se bouche les oreilles).
“The future is everywhere for all to see” (Le futur est partout, chacun peut le voir : phrase projetée sur le rideau translucide en début de représentation)
Les deux femmes et leurs mondes alternent au cours de l’opéra, se font écho (dans la solitude de leurs discours) et finissent par se réunir dans le même constat : il n’y a plus de mots capables de décrire la situation. “Ototoï popoï da” (les paroles mêmes d’horreur inintelligible proférées par Cassandre dans l’Orestie d’Eschyle) sont les seuls sons qu’elles arrivent à scander en alliant finalement leurs voix avec une complicité et une triste douceur en parfaite harmonie. Une forme de résignation pourtant éclaboussée d’espoir puisque plus personne, ni Apollon (ici incarné par Joshua Hopkins dans un personnage lubrique à la voix profonde, prédateur sournois et inquiétant), ni la société, ne les fera taire.
Cassandra et Sandra évoluent au sein d’un décor riche mais très lisible signé Fabien Teigné. Si les costumes (de Yashi) permettent parfois de clairement distinguer leurs époques respectives, un objet symbolique permet de les relier, de glisser entre leurs histoires. Cet objet est un bloc modulable qui évolue sur scène comme une force de la nature, tantôt iceberg, tantôt ruche, tantôt cloison d’un intérieur ou encore support pour les projections vidéo de la metteuse en scène Marie-Ève Signeyrole (avec la collaboration d’Artis Dzērve).
Une ambiance polaire règne avec ces visuels d’une glace qui craque et qui fond, ces draps blancs qui s’écroulent en avalanche, ces blocs de glace éclatés au marteau, ces alvéoles remplies d’abeilles (des figurants viennent s’y loger en tourbillonnant) qui s’éteignent peu à peu… pour finir avec cette projection oppressante d’un exosquelette d’abeille sombrant sous l’eau, comme pour pallier tous les mots de cette indicible catastrophe naturelle.
Cette impuissance, la mezzo-soprano Katarina Bradić l’incarne avec une puissance déchirante malgré la fragilité du personnage de Cassandre. D’abord presque muette après les ravages de la chute de Troie à laquelle elle assiste à nouveau, les mots restent coincés dans sa gorge. Ses cris et ses pleurs parviennent dans des graves plaintifs, d’une voix encore étouffée, mais qui se transforme vite en une panique perçante. Paradoxalement, la projection de la protagoniste censurée domine et ses vibratos résonnent dès le premier acte comme une véritable alarme.
La soprano Jessica Niles incarne Sandra (la Cassandre contemporaine), qui décide de recourir à l’esprit et même à l’humour pour alerter sans braquer. Son chant brillant et maîtrisé est accentué par un jeu vif et sautillant, entrecoupé de discours parlés et perlés d’éclats de rires. Elle est ainsi présentée comme une femme combative et déterminée, ce qui n’enlève pourtant rien au tragique de la situation car elle ne parvient toujours pas à se faire entendre.
Face à Sandra, son fiancé Blake (Paul Appleby) prône l’action et un militantisme plus virulent. Malgré sa rage et ses revendications, la voix porte peu, comme assourdie par sa propre indignation. Sa tension et son envie d’agir sont néanmoins bien rendues, tout comme son impatience à travers un chant haché et pressé.
Cassandra, dans l’optique d’une vision complète du combat écologique, présente également le pan opposé à l’action : une société qui ignore et met sous silence. Ce scepticisme et cette indifférence prennent forme à travers la famille de Sandra.
Sa mère (Susan Bickley) au chant riche et aisé, ainsi que son père (Gidon Saks) aux intonations chaudes et profondes d’un homme de pouvoir, assument leur insensibilité vis-à-vis des enjeux catastrophiques par leurs voix autoritaires et solidement projetées (aussi bien dans l’emportement que dans un calme froid). Susan Bickley et Gidon Saks se retrouvent en parallèle dans les rôles d’Hécube et de Priam, parents de Cassandre, caractérisés par cette même inconscience cependant nuancée, enfin, de dissonants remords.
En Naomi, la sœur de Sandra, Sarah Defrise s’exprime quant à elle par des exclamations moqueuses d’aigus très perçants. Mais le personnage finit lui aussi par crier pour se faire entendre, pour trouver sa place et surtout celle de l’enfant qu’elle attend, dans ce monde en feu.
Sandrine Mairesse, discrète mais claire et Lisa Willems à la belle articulation, font une apparition brève mais efficace dans les rôles de régisseuse et de présentatrice de conférence.
L’Orchestre Symphonique de la Monnaie, dirigé par Kazushi Ono, accompagne les solistes avec un son d’une richesse à la mesure de l’ouvrage. Parfois tonitruant, il peut aussi se faire entendre comme le bruit de la goutte d’eau qui tombe de l’iceberg ou comme un bourdonnement prégnant. La tension que les musiciens et musiciennes instaurent du début à la fin plonge l’auditoire dans un état d’alerte permanent, comme celui du suspense cinématographique faisant attendre une résolution… qui n’arrivera pas. L’orchestre suit ainsi efficacement les deux temporalités en aidant à leur distinction par des sonorités plus étirées aux cuivres pesants pour la dimension mythologique, ou un rythme plus soutenu et rapide pour le monde contemporain.
Les Chœurs de La Monnaie (dirigés par Emmanuel Trenque), fantomatiques dans leurs longs costumes blancs comme tachés d’humidité à leur extrémité, les yeux bandés, se présentent en une foule d’esprits qui assiste à l’action mais n’y intervient pas. Ils permettent de faire le lien entre Cassandre et Sandra, et par la même occasion entre les deux temps auxquels elles appartiennent, toujours avec l’inaction en leitmotiv.
En contrepoint, et avant même le spectacle, le chœur amateur “Cassandra” (que nous vous avons présenté il y a un an) accueille le public en chantant au pied de La Monnaie, montrant les fruits de son travail et de ce projet d’engagement artistique global, à visée universelle.
Cassandra met ainsi bel et bien face à une double tragédie, sans imposer de parti-pris ou de mode d’action, mais en invitant… à écouter (important pour cet enjeu, important pour un opéra). Les bruits des glaciers qui se fendent font visiblement de même pour le cœur du public, à en juger par l’émotion de leur attention et par leurs longs applaudissements.