La Bohème rouge et révolutionnaire au Festival Puccini
“Non voglio vedere queste scene!” (“Je ne veux pas voir ces scènes !”) - tels étaient les mots prononcés par Alberto Veronesi, le chef d’orchestre italien qui dirigea les yeux bandés la première de la nouvelle production de La Bohème au Festival Puccini de Torre del Lago (lire notre article détaillé). Ce scandale qui fit le tour de la planète, avec des rebondissements des deux côtés des Alpes (le metteur en scène et le scénographe mis en cause sont deux Français, deux Christophe, Gayral et Ouvrard), a placé des questions politiques au premier plan. Or, presqu’un mois après cette ouverture enflammée, la vie festivalière retourne à la normale et la production continue son cours, avec un autre chef, Manlio Benzi.
Les mises en scène qui privilégient des transpositions d’intrigues dans d’autres époques et contextes sont devenues une norme dans le monde lyrique, parfois radicales (comme le “regietheater” allemand où le metteur en scène prend tout le pouvoir), parfois jusqu’à réécrire des livrets. La Bohème de Puccini est ainsi devenue ces dernières années un kaléidoscope de réinventions, comme avec cette Bohème à rebours à Philadelphie, ou celle transposée dans les années Sida à Nice, ou encore La Bohème spatiale de Bastille qui fit scandale. Cependant, l'acte de dénonciation de Veronesi à Torre del Lago ne visait pas la modernité du langage scénique, mais sa prétendue idéologie communiste.
Christophe Gayral place l’action à la veille des contestations étudiantes de Mai 1968, à savoir durant la période de Noël 1967 et les quelques mois qui suivent (suivant la temporalité saisonnière de l’intrigue qui se déroule en temps hivernal). La mansarde parisienne insalubre et glaciale (du premier et quatrième tableau) est décorée par des affiches rouges et contestataires, le poing levé de la lutte ouvrière qui vise les représentants du pouvoir d'alors (la police, Charles de Gaulle). "La vérité est révolutionnaire" orne le mur de scène, avec "la beauté est dans la rue", "l'état c'est moi" (entre autres). Dans cette communauté de jeunes artistes, socialistes et utopistes (selon les mots du metteur en scène), chacun se partage les tâches : Marcello peint les affiches et pancartes, Rodolfo écrit les manifestes et poèmes que Schaunard met en musique, le tout avec un Colline philosophe et idéologue. Le café Momus devient le Café de Flore, symbolisant à lui seul les paradoxes d'une époque : aujourd'hui fréquenté par les touristes et la clientèle aisée, il fut le lieu emblématique de nombreux écrivains et intellectuels, dont Jean-Paul Sartre (une figure associée à Mai 68 et au communisme). Le dénominateur commun de ces univers éloignés et si proches est le rouge, un rouge socialiste et un rouge velours bourgeois (scène du cabaret). Finalement, les idéaux révolutionnaires ne semblent pas être portés jusqu'au bout, mais parce que le metteur en scène ne réécrit pas le livret de Puccini, entre moments de légèreté fugace et fin tragique amoureuse. Néanmoins, Christophe Gayral tente de conclure son propos scénique, avec même une ouverture faisant un pas supplémentaire dans l'actualisation : en concluant le spectacle avec un message engagé pour le climat et l'écologie, lutte de la jeunesse de nos jours ("No planet B", "Life", "Look up" sont les derniers messages brandis par les chanteurs).
Les costumes de Tiziano Musetti dénotent l'époque en question, avec un usage suraccentué des habits français de marque (enfants ou Bohémiens en bérets), tandis que les gendarmes aux képis traduisant l'élégance et l'austérité de l'ordre, ainsi que des familles bien rangées. La scène de célébration publique est pleine de couleurs et fait sortir les majorettes et les musiciens militaires en uniformes. Le plateau est illuminé en clair-obscur, de façon à mettre délicatement en avant les protagonistes.
Dans le rôle de Rodolfo, Oreste Cosimo donne du lyrisme et de la passion à son personnage, jeune idéaliste et amoureux. Le ton est chaleureux et se dégage bien, même s’il est occasionnellement couvert par la fosse. Il attaque les aigus avec force, énergie et endurance, complété par une prosodie impeccable.
Claudia Pavone incarne Mimi en tendresse vocale, teintée de légèreté et luminosité dans lesquelles repose l'innocence de son âme juvénile. Son instrument résonne solidement, avec des graves nourris qui donnent du piment à sa musicalité, notamment dans les moments doux et délicats. Les cimes entonnées à pleine voix mettent en lumière un vibrato qui échappe à sa maîtrise.
Federica Guida est une Musette coquette, chanteuse de cabaret et séductrice, mais aussi diva affolée par la bourgeoisie conservatrice : pleinement immergée dans son jeu, avec une prononciation solide. Elle aussi se heurte à des limites d’émission et à l'intensité du vibrato dans les aigus, région pourtant stable dans l’intonation et souple rythmiquement.
Alessandro Luongo chante Marcello d’une ligne vibrée mais finement articulée, une contribution importante à la netteté de son expression prosodique. La voix manque cependant d’étoffe et d’équilibre dans la projection, en particulier dans les montées vers les sommets de sa tessiture, malgré un fausset délicatement rendu.
En Colline, Antonio di Matteo se démarque par sa présence physique et corpulence vocale. Sa basse touffue se projette loin jusqu’aux derniers rangs de ce théâtre en plein air, mais le phrasé se voit encombré par une émission lestée et manquant de subtilités.
Le musicien Schaunard du baryton Sergio Bologna a une présence scénique comique et remarquée, mais commence la soirée d’un phrasé excessivement vibré (qui peut renforcer l’aspect comique mais compromet la justesse). La ligne se fait finalement beaucoup plus assurée et naturelle, l’expression maîtrisée.
Le baryton-basse Angelo Nardinocchi campe Benoît le vieux propriétaire, figure représentant le monde corrompu et usurier auquel la jeunesse se confronte. Son jeu est comique et persuasif, la voix est nourrie et bien audible, quoique l'ambitus soit limité. Le prétendant de Musetta, Alcindoro est la basse bouffe Alessandro Ceccarini dont l’intonation se trouve dans la brèche entre le chanté et le parlé, la justesse étant approximative.
Le Parpignol de Marco Montagna est devenu Père Noël, complémentaire avec le sapin du début rappelant bien la période festive. Il présente un ténor clair et lyrique, agile en aigus mais plus léger dans l'émission. Le sergent des douanes Francesco Auriemma, est un baryton-basse précis, étoffé et timbré.
Le remplaçant de Veronesi, Manlio Benzi dirige les effectifs avec beaucoup d’équilibre et d’égards envers les chanteurs sur scène. Les cordes et les bois s’alignent en douceur et précision, les harpes étant résonnantes et rythmiques dans les passages solistes. Quelques petits décalages se glissent dans les scènes chorales et entre les cordes, sans pourtant nuire à l’ordre global. Le Chœur entonne la scène de la liesse sur la place publique avec justesse, harmonie et solennité, tandis que les petits chanteurs du Chœur de Voix blanches embaume la salle d'une douceur radieuse.
À l’issue du spectacle, le public salue à l’unanimité mais sans débordements d'enthousiasme les artistes se présentant aux saluts, sans metteur en scène cette fois (la première seule étant traditionnellement celle où l'équipe scénique est restée et vient saluer).