Anna Netrebko dans la main d'Aida pour la 100ème édition des Arènes de Vérone
À l'initiative du ténor véronais Giovanni Zenatello, le célèbre amphithéâtre romain accueillit pour la première fois un spectacle lyrique en 1913, pour célébrer le centenaire de la naissance de Giuseppe Verdi avec la spectaculaire Aida à l'affiche. 110 années plus tard, et pour marquer le centenaire du Festival (interrompu pendant les deux guerres mondiales et en temps de Covid), une nouvelle production d'Aida est confiée à Stefano Poda. La mise en scène symboliste, futuriste et quelque peu abstraite du metteur en scène italien marque une rupture avec l'esthétique traditionnelle qui règne depuis presqu'un siècle à Vérone. L'audace paraît encore plus grande sachant que la dernière production d'Aida qui quittait ce lieu en 2022, n'était autre que celle de Franco Zeffirelli, marquée déjà par la présence d'Anna Netrebko qui revient cette année dans le rôle-titre. Un autre centenaire est en outre marqué ce soir, car cette représentation d’Aida est dédiée à la mémoire de Maria Callas (2023 est le centenaire de sa naissance), diva qui débutait à Vérone en 1947 (encore grâce à Zenatello), la ville où elle vivra plus tard avec son premier mari Giovanni Battista Meneghini.
La mise en scène de Poda regorge de symboles se référant à l’imagerie de l'Égypte antique, dominée par une esthétique futuriste au cœur de laquelle se trouve une immense installation d’une main transparente qui s’ouvre et se referme. La main comme un fort symbole du pouvoir est omniprésente, avec aussi ces nombreuses petites mains noires et blanches en haut des lances/bâtons qui encadrent la scène des deux côtés. Le pouvoir est présent aussi par “l’œil omniscient” (ou “l’œil d’oudjat” de la mythologie égyptienne) imprimé sur les mains et sur les costumes, tandis que des pyramides sortent de terre, soit une pyramide cage en verre (la prison de Radamès), soit une pyramide lumineuse et impressionnante au sommet de laquelle figure un ballon brillant. La lecture de Poda n’a donc pas d’enracinement dans la réalité historique, elle représente plutôt un choc des civilisations et des époques (le futur et le passé). Ce choc est dénoté par les gigantesques figures ruinées sur les grands escaliers derrière la scène, d’un côté l’épave d’un vaisseau (spatial ?) et de l’autre une colonne grecque morcelée, ou encore ces figurants portant des masques d'animaux contre ceux aux casques de motos argentés et scintillants. La densité des figures de Thanatos (la guerre ravageuse, les momies, les esclaves en noir qui jaillissent du sol) l'emporte sur Eros (le triangle d’amour) dans cette mise en scène baignée par l’obscurité. La surabondance des participants sur scène (chanteurs, danseurs, figurants), ainsi que des symboles, appensantit considérablement le suivi et la lecture, malgré un sens évident du spectaculaire.
Anna Netrebko commence la soirée en difficulté, ce qui se traduit par des problèmes de justesse (dans les aigus en particulier), de rythme (des petits décalages avec l’orchestre) et de prononciation (mal articulée et imperceptible). Cette diction imprécise persévère jusqu’au terme du spectacle, mais la qualité d’intonation s’améliore au fil du temps, l’attaque devenue plus stable et l’expression plus ample et dramatique, notamment dans les graves finement colorés. L’éventail de ses nuances gagne les cœurs des festivaliers, notamment son piano à fleur de peau et maîtrisé à la perfection qui s’étend jusqu’aux forte souverains des suraigus, résonnants et solides.
Yusif Eyvazov est toujours à ses côtés dans la peau de Radamès. Ses efforts permettent une prosodie nette et héroïque, teintée d’un timbre métallique et d'un phrasé italianisant, comme il se doit pour ce rôle. Les cimes sont souvent poussées, parfois décolorées, notamment au 4e acte où la voix perd de sa fraîcheur et de son entrain. Néanmoins, il finit la soirée par un duo d’amour rendu avec délicatesse et une alchimie palpable entre le couple vedettes.
Olesya Petrova domine le plateau dans le rôle d’Amneris. Son mezzo charnu se déploie avec aisance dans ce vaste espace, la maîtrise d’émission et de volume est remarquée. La ligne est immaculée et souple dans les aigus, étoffée dans l’assise, avec un phrasé tendre et mélodieux. Le jeu d’acteur est convaincant et large dans ses émotions.
Simon Lim interprète le Roi avec une voix projetée loin et finement articulée, quelque peu vibrée. Le ton est rond et timbré, sombre dans les graves où il peut épanouir son talent, à la différence des cimes, sveltes et forcées. La prosodie est claire et s’appuie sur une rythmique bien cadencée. Christian van Horn chante Ramfis de son baryton clair-obscur se dégageant solidement et avec de la force. Son appareil est étoffé et résonnant, parfois limité dans les graves mais avec une expression claire et musicale.
En Amonasro, Amartuvshin Enkhbat déploie sa sonorité touffue et arrondie dans un phrasé bien belcantiste, déjà bien connu sur les scènes transalpines. Sa voix mature dégage une énergie paternelle qui le rend très convaincant dans son personnage. Malgré quelques ralentissements dans les cabalettes (petites reprises) rapides, sa musicalité verdienne est ample comme sa voix.
Carlo Bosi chante la partie du Messager avec trop de vibrato, et une ligne lumineuse mais légère et voilée par l’orchestre. Francesca Maionchi en Prêtresse est une colorature agile et irradiante, très précise et audible.
Le Chœur de la Fondation des Arènes de Vérone joue un rôle important dans la dramaturgie de Poda, avec beaucoup de mouvements et de costumes différents. Depuis la scène ou les coulisses, il chante assurément et avec grande précision, résonance et stabilité de tous les côtés, avec un grand nombre de chanteurs par sections. La projection est dosée, la justesse impeccable, notamment dans les scènes dansantes. Le chœur d’enfants fait preuve d’une bonne préparation, des voix enjouées et pures, avec une énergie juvénile.
Marco Armiliato dirige l'Orchestre des Arènes de Vérone de manière équilibrée et assurée, malgré quelques petits décalages rythmiques et sonores, aussitôt rétablis. Les cordes sont mélodieuses, lyriques mais aussi des vecteurs de drame, bien synchronisées et retentissantes. Les cuivres tonnent puissamment, notamment du haut des escaliers dans la Marche triomphale, alors que les flûtes transportent dans l’univers oriental par un phrasé délicat et suave. Les dernières notes des violons sont jouées avec infiniment de subtilités, donnant l’espoir que l’amour puisse l'emporter sur les conflits dévastateurs.
Le public réserve un accueil chaleureux aux artistes, voire extatique pour Anna Netrebko, mais mitigé pour le metteur en scène qui monte au podium.