Levinas par Levinas au Pays de Messiaen
Dans sa Passion selon Marc – Une Passion après Auschwitz créée en 2016, Michaël Levinas incorpore, en conclusion, deux mélodies sur des textes de Paul Celan. Suite à cette découverte poétique, le compositeur se lance dans l’écriture de six autres pièces afin de former un cycle autonome, du nom de l’une de ces deux mélodies originelles, Espenbaum (tremblement, en allemand). C’est ce cycle qui constitue le cœur de ce concert de l’après-midi du Festival Messiaen au Pays de la Meije.
Pour l’interpréter, Michaël Levinas tient lui-même le piano. Mais la soprano Marion Grange avec qui il a l’habitude d’interpréter ce programme, s’étant blessée en VTT quatre jours avant le spectacle, n’est pas en mesure d’être présente (heureusement, la chanteuse va bien, rassure le Directeur Bruno Messina au début du spectacle). C’est donc en quelques dizaines d’heures qu’Anne Sophie Duprels a dû apprendre cette partition exigeante. Et même mieux : son investissement total dans son interprétation ne laisse à aucun moment présumer que sa prestation a été préparée dans l’urgence.
Installé au piano, le compositeur déplie une immense partition d’un seul bloc pour chaque mélodie, à l’exception de la dernière qui s’inscrit sur trois pages volantes parmi lesquelles il se perd. Ses mains restent presqu’en permanence au contact des touches du piano : il ne les lève que pour marquer de grands accents. Cela lui permet un toucher subtil, nuancé à l’extrême.
La soprano se tient non loin, debout derrière son pupitre dont elle retire chaque page chantée, tout en poursuivant son chant, les jetant à terre ou les posant sur une tablette située à proximité. Sa voix duveteuse au médium riche et au vibrato tranquille, garde une texture vocale homogène sur l’ensemble des registres et des niveaux de projection, y compris dans les piani les plus extrêmes, permis par la proximité du public dans cette petite église de La Grave. Elle chante avec la foi du nouveau converti, habitée par son terrible propos, passant du cri au murmure, notamment dans son Lied a cappella que le compositeur écoute, bouche bée. Elle convoque même une voix gutturale, faisant claquer les consonnes, convoquant le silence voire le son d’une inspiration, animée d’une émotion que porte la musique. Elle maintient cette tension chez Ravel, qu’elle interprète les bras en croix, le menton relevé, puis dans un Lied de Mahler extrait des Chants d'un compagnon errant.
Après avoir laissé résonner le silence entre les Lieder du cycle, le public applaudit longuement les deux artistes, remerciant à grands cris Anne Sophie Duprels d’avoir sauvé ce spectacle et rendant un hommage appuyé au compositeur.