Didon sauvée et abandonnée à Belle-Île-en-Mer
Ce rendez-vous célèbre son quart-de-siècle tout en maintenant le cap sur l’un de ses axes essentiels : la transmission. Il accueille ainsi chaque année une académie de jeunes artistes en formation pour un apprentissage avec les solistes présents dans l’optique de monter et représenter un opéra. Cette année, l’académie accueille uniquement des jeunes femmes, au nombre de 7 (aucun membre de la gent masculine n’ayant postulé).
Le choix de Didon et Énée ayant été fait bien avant les inscriptions, il a fallu à Philip Walsh, directeur artistique du Festival mais aussi à la direction musicale, repenser l’opéra en fonction de cette contrainte. Il propose alors une vision « reflétant les origines de la composition de l’opéra ». Didon et Énée fut en effet composé sur un livret de Nahum Tate par Henry Purcell en 1688 pour un pensionnat de jeunes filles à Chelsea. Il fut chanté par les jeunes écolières, à l’exception du rôle d’Enée qui devait être tenu par un membre du personnel masculin de l’école ou de la Chapelle Royale (pratique courante en Europe puisqu’à la même époque, Racine écrivit sa tragédie avec chœur Esther pour les Demoiselles de Saint-Cyr tandis que Vivaldi pensa son oratorio Juditha Triumphans pour les orphelines de l’ospedale della Pieta un peu plus tard à Venise).
Dans cette réécriture de Didon et Énée, pas de continuo varié, peu d’ornementation, pas de machinerie et autres effets spectaculaires propre à l’esthétique baroque mais une fluidité dans les enchaînements, une montée en puissance dans la dramatisation, une esquisse d’un mélange de comique et de tragique propre au théâtre anglais. Le seul contraste réside dans l’opposition entre la fraîcheur, la candeur de ces voix jeunes et celle du couple royal plus âgé, plus sombre, plus dramatique.
Ce qui était connu du public du XVIIème siècle ne l’est plus forcément de nos jours. C’est pourquoi la metteure en scène Véronique Roire a imaginé un prologue constitué d’extraits de l’Énéide de Virgile et aussi de celui de Denis Guénoun (une bande-son les diffuse, lus par le comédien Jean-Claude Durand, entre deux extraits musicaux sur scène voire pendant). Ainsi, donne-t-elle une consistance aux deux protagonistes en rappelant leur passé : Énée, le héros vaincu de la guerre de Troie, Didon, la fondatrice et reine de Carthage. Tous les deux ont longtemps erré sur les mers, sont deux fugitifs dont la vie est déchirée par des drames, des deuils.
D’autres musiques de Purcell extraites de The Fairy Queen, Timon of Athens, King Arthur complètent ce prologue, plus ou moins en lien avec les propos du texte, se superposant ou alternant avec le récit. Si l’idée de raconter la rencontre entre Didon et Enée est intéressante, ce prologue est disproportionné par rapport à l’opéra lui-même puisqu’il dure une quarantaine de minutes (l’opéra en 3 actes se déroulant en à peine une heure). Le récit devient traînant et l’effet dramatique recherché est malencontreusement interrompu par l’entracte. Heureusement, l’opéra qui sera enfin joué en deuxième partie se présente sous de bien meilleurs auspices.
Véronique Roire a fait le choix d’une mise en scène épurée et minimaliste, cependant efficace car compréhensible de tous, avec un lit (tour à tour lit de repos, lit nuptial, lit cercueil) pour unique décor, et quelques accessoires symboliques : un cerceau avec des cornes de cerf que porte un enfant (celui d’Enée issu de ses premières noces, interprété malicieusement par Clémence Perrard), figurant la scène de chasse, des rubans colorés unissant les mains des époux, un voile blanc recouvrant Didon puis le chœur, une voile de bateau et des cordes pour les marins. Les lumières contribuent aux changements de lieux et d’atmosphères.
Les costumes identifient chaque personnage : robe élégante pour Didon, jupe longue et corsage blanc pour Belinda et la suivante de la reine, jupes en haillon pour les sorcières, costumes uniformes (rappelant peut-être les pensionnaires originelles) pour les jeunes filles du chœur.
Ainsi pas de décors fastueux ni de savantes machines, seuls des artistes qui doivent exprimer leurs émotions et une musique qui doit séduire sans artifice.
Le rôle de Didon revient à la soprano américaine Jazmin Black Grollemund, reine de Belle-Ile puisqu’elle y vit depuis plusieurs années après avoir été elle-même une jeune de l’Académie, en 2009. Son timbre de voix riche et coloré s’assombrit pour incarner une reine mélancolique, résignée à subir son sombre destin. Elle exprime ses tourments, son abnégation avec une sensibilité touchante. Sa voix légèrement vibrée et nuancée, le soutien de la ligne mélodique par un souffle long apportent une atmosphère émotionnelle bouleversante dans l’air final « When I am laid ».
Le baryton américain Michael Kelly incarne Enée avec intensité. Il met à profit sa diction limpide, sa technique solide, sa voix puissante pour ce rôle d'abord réduit essentiellement à de brèves interventions en style récitatif avec une ligne de chant tendue. C’est au cours du 2ème acte qu’il dévoile davantage de possibilités avec une voix plus nuancée et des aigus pianissimo émis en voix de tête.
Le rôle de Belinda est confié à la soprano russe Maria Koroleva. Le velouté de son timbre de voix au léger vibrato, son phrasé souple conviennent au personnage touchant et prévenant qu’elle incarne.
Les autres rôles sont partagés entre les jeunes femmes de l’Académie, toutes bien investies, aussi bien scéniquement que musicalement. Kitty Casey s’empare du rôle de la 2ème suivante de la reine. Le timbre clair et satiné de sa voix nuancée et légèrement vibrée se mêle agréablement à celle de Belinda.
Les deux sorcières sont interprétées avec toute la fraîcheur de leur jeunesse par Claire Budzik et Anna Spokojny Caron. La première attribue un timbre légèrement nasillard, des aigus ouverts à son personnage. Sa voix bien portée a tendance à couvrir celle de sa partenaire, plus fluette et délicate. L’équilibre se rétablira par la suite et permettra d’entendre également de la part d’ Anna Spokojny Caron une voix au timbre acidulé et au phrasé soigné. Loin d’être des harpies, elles s’amusent à jouer des « gamines » un peu folles tirant la langue, se livrant à une bataille d’oreillers, comme une réminiscence du pensionnat. Louise de Ricolfis assure l’air du marin. Sa voix pure de soprano au timbre clair est portante, bien articulée, phrasée et rythmée. Enfin, Raisa Marie Micallef campe les rôles de Sorceresse et d’un esprit (celui de Mercure avec une belle aisance scénique). Sa voix de mezzo-soprano fait entendre un vibrato déjà bien affirmé et des mediums sonores. Afin de rendre son personnage plus effrayant, elle a recours à des r roulés, des voyelles différemment colorées, une gestique appropriée.
Avec Adélaïde Mansart à la voix de mezzo sonore dans les graves, toutes ces jeunes chanteuses assurent les parties du chœur avec homogénéité et précision.
Le petit effectif vocal s’équilibre avec l’effectif instrumental réduit à un simple quintette à cordes et un clavecin : une version intimiste, un opéra de chambre où les voix aiguës sont complétées par des cordes graves présentes et harmonieuses, sous l’œil attentif de Philip Walsh, dirigeant du clavecin.
Les productions lyriques du festival sont toujours attendues avec impatience et c’est un public venu nombreux, de tout âge, constitué d’habitués, résidants ou non sur l'île, qui applaudit avec enthousiasme.