La Carmen de Marie-Nicole Lemieux conquiert Orange
Au grand dam des amateurs d’art lyrique ayant le souvenir de plus riches années d’opéra mis en scène, cette année les Chorégies d'Orange ne proposent qu’une seule représentation d’un seul opus. L’opéra en question étant Carmen de Bizet, le Théâtre Antique d’Orange s’avère sans surprise aussi plein à craquer que les arènes de Séville en pleine feria.
La mise en scène de Jean-Louis Grinda, directeur des Chorégies, a déjà été donnée à plusieurs reprises et notamment à Toulouse et Marseille, deux villes auxquelles de nombreux protagonistes de la soirée sont reliés. Deux grandes structures métalliques en demi-cercle figurent tantôt un intérieur qui accueille la taverne de Lillas Pastia, la sortie de la fabrique de cigares, le mur extérieur de la caserne ou encore des arènes, et permettent de beaux jeux d’ombres chinoises notamment dans le duo final. Pendant l’ouverture, la mort de Carmen et l’arrestation de José sont montrées sur scène, faisant du reste de la soirée une longue préfiguration introspective, même si le concept ne sera guère poussé au-delà du chœur des gamins au cours duquel le José « du futur » disparait de la scène.
Le décor de Rudy Sabounghi s’avérant assez minimaliste et les costumes d’époque de Françoise Raybaud étant on ne peut plus classiques et fidèles au livret, l’originalité est à trouver dans l’appropriation de la grande scène du Théâtre Antique, dans la direction d’acteurs, dans les subtiles lumières de Laurent Castaingt (en particulier ceux clairs-obscurs très réussis du camp de bohémiens dans l’acte III, ou les jeux d’ombre sur le solennel mur de scène antique) et dans la mise en avant de la violence du monde dans lequel évoluent les personnages : la brutalité de Don José ou des cigarières ne sont ainsi nullement édulcorées. Des vidéos de Gabriel Grinda interviennent notamment dans le dernier acte pour superposer la mort de Carmen à celle du taureau dans l’arène. Sur les séquences les plus entraînantes, comme l’air des sistres ou celui de la garde montante, la jeune danseuse de flamenco espagnole Irene Olvera occupe avec grâce le centre de la scène, sur une chorégraphie d’Eugénie Andrin, se superposant à l’orchestre avec ses castagnettes et son taconeo (talon claquant).
L’Orchestre National de Lyon est dirigé par la jeune cheffe italienne Clelia Cafiero, qui avait officié sur la dernière de cette Carmen à l’Opéra de Marseille. Extrêmement précise, à la gestique sobre et mesurée, elle sait aussi bien conférer une nuance particulière à chacun des préludes d’acte qu’entraîner le public à sa suite dans les tourbillons rythmiques avec fougue sans rien perdre de sa précision. Les pupitres sont équilibrés, même si les flûtes sont plus mises à l’avant qu’à l’accoutumée, notamment sur l’air de la fleur. Dans l’acoustique exigeante en plein air du Théâtre Antique, l’enthousiasme de l’orchestre couvre hélas parfois les solistes moins projetés ou ayant le malheur de détourner le visage quelques instants.
Les Chœurs des Opéras de Monte-Carlo et d’Avignon s’associent pour une soirée où ils sont fortement sollicités, et amenés à peupler et animer la scène. Les hommes et les femmes, souvent séparés par les besoins de la partition, s’acquittent du même niveau d’excellence, avec une note particulière pour le chœur des cigarières, particulièrement délicat et éthéré. La Maîtrise de l'Opéra Grand Avignon brille également par sa clarté et son entrain.
Le casting vocal, presque entièrement francophone, brille par sa densité et les seconds rôles s’avèrent tous d’excellente facture. Le baryton belge Pierre Doyen (Moralès) fait montre d’un timbre clair et enjôleur, dont la projection rappelle plus celle d’un séducteur de rue que d’un militaire chevronné. Son supérieur Zuniga est campé par le remarqué Luc Bertin-Hugault qui combine projection assurée, voix bien placée et diction d’orfèvre.
Déjà présente à Marseille, Charlotte Despaux déploie un timbre souple et de beaux aigus agiles dans le rôle de Frasquita. Sa complice Mercedes est interprétée par Éléonore Pancrazi, dont le timbre léger et velouté participe avec une belle présence à la badinerie du trio des cartes. Lionel Lhote apporte puissance, assurance et enjôlerie au rôle du Dancaïre. Le timbre frais et clair de Jean Miannay (Le Remendado) et la complicité visible entre les deux chanteurs permettent au public d’entendre un enthousiasmant quintette des contrebandiers, malgré quelques minimes précipitations rythmiques.
Déjà entendue à Marseille, Alexandra Marcellier déploie un ample vibrato qui surprend dans ce rôle de Micaëla (qui brille habituellement par sa pureté de timbre). Les aigus sont célestes et la ligne de voix limpide, mais la projection un peu fragile peine parfois à passer l'orchestre, par exemple sur Je dis que rien ne m’épouvante.
Le baryton-basse Ildebrando d'Arcangelo est le seul chanteur non francophone de la distribution, ce qui rend malheureusement d’autant plus audible la moindre imperfection de diction. Sur l’air du Toréador, certains graves s’avèrent un peu limités surtout au vu de la tessiture de l’artiste, et la projection n’est pas aussi triomphante qu’attendu dans ce rôle testostéroné. Cet Escamillo brille davantage par sa présence, sa sincérité et sa bienveillance. Le médium, rond, assuré et chaud, brille particulièrement lors de la confrontation avec Don José dans le troisième acte.
Jean-François Borras connaît si bien cette production et le rôle de Don José qu’il pourrait désormais le jouer les yeux fermés. Moins déployé qu’à l’accoutumée au début du premier acte, l’instrument se libère ensuite davantage. La voix est claire, nuancée et ciselée, la projection assez sonore pour passer l’orchestre, la diction impeccable et le timbre sait épouser l’évolution du personnage, de la fraîcheur candide du duo Parle-moi de ma mère à un duo final d’une intensité remarquée. Sur le très attendu La fleur que tu m’avais jetée, le vibrato, jamais excessif, sert sa rondeur de voix.
Marie-Nicole Lemieux avait abordé le rôle de Carmen mis en scène à Toulouse dans cette production de Jean-Louis Grinda, et déplorait il y a quelques années sa crainte d’être cantonnée aux versions concert en raison de son physique. Ces craintes s’avèrent désormais balayées : la Québécoise campe Carmen avec une grande aisance et se meut sur scène dans une spontanéité et une nonchalance sensuelle qui collent à la peau du personnage. Ses gestes et ses expressions attirent naturellement tous les regards. La fantaisie naturelle de la contralto ne se découvre pas que scéniquement. La voix ambrée et généreuse ne se contente pas de briller dans les graves, évidemment généreux, pénétrants et pétris d’une aimable insolence quand poitrinés : les aigus comme sur la Séguedille sont précis, tranchants et facétieux, tandis que le médium, d’une grande chaleur, s’avère aussi sonore que subtil.
Le public très nombreux du Théâtre Antique ne s’y trompe pas et réserve une ovation à la Québécoise, à Jean-François Borras et à la direction musicale de Clelia Cafiero. Quelques huées se mêlent très étonnamment aux applaudissements pour accueillir Ildebrando d'Arcangelo et surtout Jean-Louis Grinda.
Rendez-vous est désormais pris pour le prochain événement des Chorégies d'Orange : le grand récital d'Evgeny Kissin (réservations via ce lien)