“The Faggots and Their Friends Between Revolutions” au Festival d’Aix
The Faggots & Their Friends Between Revolutions est à l’origine un livre écrit en 1977 par Larry Mitchell, sorte de roman d’utopie gay-very-friendly (le premier mot de ce titre, après l’article, est une insulte homophobe récupérée par la communauté jusqu’à devenir une marque de revendication).
Le librettiste Ted Huffman (qui signe également la mise en scène) et le compositeur Philip Venables en ont fait un opéra (créé la semaine dernière au Festival de Manchester), empli d’improvisation, de traditions et de techniques, de la musique médiévale aux musiques dites du monde, en passant par la musique répétitive américaine. Le travail du binôme, qui n’en est pas à sa première collaboration, est centré sur l’épreuve que vivent des individus concrets, singuliers et différents, face à un collectif abstrait, contraignant et dominant. Telle est la portée politique de leur travail.
La direction musicale d’Yshani Perinpanayagam des quatorze artistes réunis sur le plateau est discrète, mais laisse deviner l’intense travail de coordination requis par la pièce et le dispositif scénique foisonnant, en interprètes, et surtout, en instruments. Un instrumentarium composite est étalé sur scène (comme avant qu’advienne l’idée rationnelle d’orchestration). Y sont assemblés et juxtaposés claviers, cordes, vents et percussions modernes et anciens-baroque, chaque membre du groupe se faisant, à un moment ou à un autre, multi-instrumentiste, certains d’entre eux ayant un statut de soliste (sans compter le cumul instrument ancien et moderne, chez un même interprète).
À l’écoute, paradoxalement, cet assemblage conduit à lisser les différences de son entre l’ancien et le moderne, et à proposer un continuum, qui pourrait être métaphorique d’un continuum entre les genres. Sur le plan de la rencontre entre les genres musicaux, l’œuvre portée par cet esprit de troupe et de création collective, emprunte au théâtre musical, à la comédie musicale, à l’opéra-ballet, évoque l’installation, invite au happening, à l’œuvre ouverte...
La dimension accordée à la parole est centrale dans cette proposition : en saga, chanson de geste, épique ou mythologique, oratorio ou mélodrame. Chaque acteur-chanteur devient tour à tour le récitant d’une narration, relatant le processus de construction-déconstruction-reconstruction de la société patriarcale. Le déroulement du texte récité est accompagné par un florilège renouvelé de combinaisons vocales et instrumentales, puisant dans la tradition occidentale, davantage savante que populaire, hormis le travail impressionnant de « présence urbaine » de la danseuse-chorégraphe-récitante Yandass et quelques passages faisant cabaret.
Si tous et chacun jouent mais aussi chantent, notamment en chœur, souvent à l’unisson, sur une musique qui, comme le chant grégorien, est organisée en cellules, en intervalles consonants, en bourdon, un petit groupe de solistes lyriques se voit confié quelques longues psalmodies, lamentations, mélopées ou airs ornementés, à la faveur du découpage du livret en numéros distincts.
Les interactions entre les protagonistes sont toutefois distancées. Les êtres sont solitaires, et ne se retrouvent que pour des rencontres éphémères, des speed datings scéniques, la charge émotionnelle étant portée par le pouvoir du chant lyrique (les tessitures étant soulignées par la légère sonorisation).
Mariamielle Lamagat, soprano française, promène sa ligne vocale, pure et lumineuse, son expression grave de mélodiste, d’un numéro à l’autre, avec autant d’engagement gourmand pour tel ou tel mode d’expression. Elle ose labialiser et poitriner l’émission du son, l’accompagner d’amples respirations, pour signifier, en filigrane, l’importance du corps humain et du corps musicien.
La mezzo-soprano omanaise Deepa Johnny fait patte de velours dans le chant, patte griffue dans la parole. La ligne de chant est généreuse et dense, faite d’une douce granulosité, d’un petit vibrato naturel, posé çà et là, tandis que le sens de sa respiration part du bas des poumons vers le haut du larynx en legato et soutien.
Le contreténor Collin Shay s’accompagne à l’orgue, selon une combinaison et une couleur musicale qui rappelle l’Église (Amen, conclut son texte), alors que le baladin joueur de luth Kerry Bursey a une voix claire, faite de douceur troubadouresque rêvée, plus que musicologiquement formée à l’interprétation de la musique ancienne.
Transgenre, Katherine Goforth apporte son baryton corsé, acéré et puissant dans une apparition lyrique rare, la clé de voûte de l’ensemble.
Si le trouble dans les genres est bien là, perceptible chez le spectateur, entre le visible et l’audible, il se dissipe au moment des saluts, nourris et fervents, qui réunit la troupe dans un large sourire.