Rolando Villazón brûle les planches de Garnier
Rolando Villazón est un ténor d'une intensité incomparable. Il s'offre entièrement, corps et âme, à voix perdue de la première à la dernière note. Véritable Faust vocal, il brûle sa voix par les deux bouts, par les deux cordes, au point qu'on l'a cru mille fois perdu pour la scène, mais qu'il est mille et une fois revenu avec sa voix déchirante.
Désormais, il aborde un répertoire plus intime, chambriste, avec les Arie Antiche (célèbre recueil d'airs anciens compilés par Alessandro Parisotti) de Giovanni Bononcini, Francesco Durante, Giuseppe Giordani et Alessandro Scarlatti, le charme virtuose et tendre de Rossini, trois ariettes de Bellini, enfin les romances de jeunesses de Verdi.
Lorsqu'un chanteur convoque des effets aussi expressifs que le sanglot, la voix lancée, déchirante ou bien qui décroche, il arrive que ces effets viennent aux dépens du chant : que le sanglot étouffe la puissance vocale et hache la ligne, que le décroché vocal s'approche du cri en perdant la précision des notes et l'ancrage du timbre lyrique. Mais le génie d'un grand chanteur consiste à conserver toute sa qualité vocale, à la sublimer même dans ces expressions. Dans ce domaine, Villazón est un maître, un modèle.
Dès le premier air, Per la gloria d’adorarvi de Bononcini, le public retrouve l'intensité du ténor qui alterne la mine ainsi que la voix concentrées et sombres puis lumineuses et douces. Le vibrato est tour à tour ample ou serré, mordant. La voix sait toujours se projeter et se déchirer avec un contrôle total. Sa ligne est un souffle infini ou entrecoupé de hoquets d'accents haletants. Suit la pièce anonyme Tre giorni son che Nina, son chant y est un pleur. Dans Vergin tutto amor de Durante, Villazón fait une première démonstration de messa di vocce (crescendo puis decrescendo d'une même note) démarrant sur une infinie douceur pour finir dans un ample fortissimo. La troisième ligne de Caro mio ben (Giuseppe Giordani) : "Senza di te" se déploie sur une durée infinie avant les infinis trilles de "langui-i-isce'l cor".
Rolando Villazón en récital au Teatro Real de Madrid (2014)
Les trois ariettes de Scarlatti commencent avec Sento nel core tout en douceur, mais dès le troisième mot, "Certo", la voix est jetée vers un horizon lointain pour cette "certaine douleur". Puis, "Che la mia pace turbando va" ("Qui afflige ma paix") est un sublime sanglot. Sous le soleil du Gange (Gia il sole dal gange) doit rappeler le zénith de son Mexique natal à Villazón qui offre une démonstration de jeu d'acteur, même dans le cadre d'un récital : il serre les dents d'intensité, puis affiche un sourire radieux, adoucit sa voix émise du bout des lèvres avant de finir dans un mouvement altier.
Le jeu devient pantomime dans le dernier Scarlatti : Su, venite a consiglio. Il mime le souvenir en se pointant le chef, puis se tourne vers sa gauche pour discuter avec un fantôme, avant de prendre la place de ce fantôme pour entamer un dialogue avec lui-même, échangeant régulièrement de place au fil du morceau. Il attire ou repousse de la main et du pied son alter-ego, se menaçant du poing et des dents avec une voix franche. En tant que bonne conscience, Villazon côté Cour croise ses bras sur la poitrine pour ramener sur la bonne voix Villazon côté Jardin, mais celui-ci lui tire la langue.
Tout au long du concert, l’accompagnement agile et doux de la pianiste Carrie-Ann Matheson sait parfaitement offrir un tapis d'accords et d'arpèges. Visiblement et audiblement inspirée, elle suit avec une attention absolue le chanteur, appuyant ses doigts sur le clavier aussi délicatement que son pied sur la pédale sostenuto (laissant sonner le son en décollant les étouffoirs des cordes).
La fin de la première partie de ce récital est consacrée à trois mélodies de Rossini. Au début de Mi lagnero tacendo, on admire le recueillement intense de Villazón qui ferme les yeux et baisse la tête au point que son menton vient toucher sa poitrine. Il continue encore de descendre avant que la pianiste ne décide de le réveiller par un accord sforzando (brusque accent forte). Sur la barcarolle La gita in gondola, il offre à de nombreuses reprises cet effet vocal défiant les lois de la physique, aussi incroyable qu'émouvant : un mezza vocce aussi intense et sonore que les pleines voix de presque tous ses collègues chanteurs. Dans le prologue de La danza, il claque des talons et fait danser ses sourcils au rythme effréné du piano. Jamais on n'entendit cette danse guillerette conjuguant à ce point agilité et puissance. Cette pièce est ainsi une éloquente démonstration de ses compétences uniques, de cette voix oxymore. Mêlant toujours qualités vocales et facéties, il essuie d'un rapide revers de la main sa bouche, dans cette œuvre à l'élocution ultra-rapide avec des consonnes franches qui en font une usine à postillons.
Les trois mélodies de Bellini et les quatre Verdi sont un voyage sans fin à travers les émotions, les registres, les effets vocaux, les joies et les douleurs (notamment celles de notre monde, le ténor ayant tenu à prononcer, dans un français impeccable, quelques paroles en hommage aux citoyens d'Alep, avec toute sa franche générosité de cœur, sans aucun ton professoral ou donneur de leçons).
Rolando Villazón a choisi ce répertoire tout aussi intense mais plus léger que les airs héroïques d'opéra en sachant qu'il devrait alléger la voix et le timbre dans les aigus. Ces adoucissements correspondent en effet à l'esthétique plus intime de ces mélodies et à ces formes courtes, dans lesquelles les aigus sont convoqués brièvement, sans la longue préparation des grandes arias d'opéra. Pourtant, la générosité du ténor est infiniment plus grande que sa précaution et il lance bien vite des aigus lyriques, puissants, dramatiques. De fait, trois fois dans la soirée, sur trois centièmes de notes et trois millièmes de seconde, la voix déraille, mais quelle importance en regard de l'expressivité même de cet apparent heurt ?
Sa voix commence même à gagner les épaisseurs graves d'un baryton, ce qui pourrait ainsi lui offrir le choix d'une continuation de carrière à la Placido Domingo, en plus de la voix de ténor léger qu'il empruntera dans son prochain engagement parisien : Le Retour d'Ulysse dans sa patrie de Claudio Monteverdi dès la fin février au Théâtre des Champs-Élysées (vos places vous attendent derrière ce lien).
Dans la générosité qui le caractérise, le ténor offre à son public conquis trois bis fort variés et complémentaires. En premier, le mélancolique Partir c'est mourir un peu de Paolo Tosti (en français) émeut le public aux larmes. Mais l'artiste fantasque revient ensuite des coulisses avec un verre de bière qu'il boit cul-sec à la fin du Brindisi de Verdi, offrant son verre vide à une spectatrice. Enfin, le troisième bis est la cavalcade Funiculi Funicula chanté en duo avec la pianiste (qui a bien du mal à honorer ses interventions, prise d'un fou rire provoqué par la truculence du chanteur). Le public finit la soirée en tapant des mains et en reprenant le refrain avec l'artiste. Après avoir invité sur scène un spectateur assis au premier rang pour montrer comme leurs cheveux et sourcils se ressemblent, l'artiste claque une dernière fois des talons en hommage à un public ravi à merveille.