Bastille accueille la Juliette de Pretty Yende
Celui-ci signe ici sa deuxième mise en scène pour l'Opéra de Paris, après ses débuts dans le monde de l'Opéra avec le baroque Eliogabalo de Cavalli présenté à Garnier en 2016.
C'est d'ailleurs du même palais Garnier que le metteur en scène et son scénographe Bruno de Lavenère extraient l'élément unique du décor pour ce Roméo et Juliette, à savoir son mythique grand escalier, placé ici sur un plateau tournant permettant au spectateur d'en découvrir tous les angles et les recoins, qui serviront tour-à-tour de cachette, de chapelle ou de tombeau. Comme sur un grand vaisseau fantôme, les deux extrémités des marches se ferment en deux balcons telles des proues de navire, desquelles les personnages se penchent, conspirent ou s'interpellent dans la tempête des sentiments amoureux. Les différentes hauteurs ainsi exploitées et dévoilées en alternance permettent de diversifier les tableaux, pourtant confinés dans un seul et même espace. Le motif de la croix est également important, d'abord dans la forme même de l'escalier, dans celles des croix chrétiennes et des poignards, puis dans celle que Stéphano dessine vigoureusement sur la porte des Capulet, comme en temps de peste pour condamner (ou simplement damner, ici) une maison. Une atmosphère lugubre se dégage ainsi de l'ensemble, le rideau se lève d'ailleurs sur les lanternes mouvantes de médecins de peste venant désinfecter des corps devant le palais des Capulet, lumières qui trouvent en écho dans la salle celles des téléphones de quelques retardataires cherchant leur place au parterre. Si la maladie rôde à l'extérieur, la gangrène qui ronge les deux familles est tout aussi mortifère à l'intérieur et la pesanteur de la mort se donne en spectacle à travers des costumes de squelettes et des masques à têtes de mort, comme dans une danse déjà macabre. La grande valse ouvrant l'œuvre se pare ainsi de blanc, de rouge et de noir, comme de pureté, de sang et de deuil à travers les costumes très inventifs de Sylvette Dequest, qui mêlent les coupes et les matières, personnifiant chacun. Le tableau, très (voire trop) riche, rappelle la scène du bal dans Le Fantôme de l'Opéra de Rupert Julian sorti en 1925 (une des premières scènes tournées en technicolor au cinéma) qui se passe également dans l'escalier de Garnier dans cette atmosphère à la fois insouciante et mortifère.
Dans un élan plus moderne, les chorégraphies de Josépha Madoki qui empruntent principalement au waacking (hip-hop-funk-disco) apporte un souffle bienvenu en osmose avec la musique. L'ensemble tourne bien, au sens propre comme au figuré, mais si le côté funèbre apporte un réel esthétisme, il lui manque un peu de la clarté qui fait vibrer la passion des deux amants et l'innocence de leur amour peine à poindre dans ce monde élégant mais sinistre de bout en bout.
Il n'en reste pas moins que la proposition et notamment les lumières d’Antoine Travert séduisent, et le dernier tableau, où Juliette repose dans une barque entourée des lumières de bougies et de rayons lumineux évoquant une gloire d’église, est particulièrement réussi.
Dans la fosse, Carlo Rizzi propose une vision engageante du drame, très professionnelle, notamment dans la précision apportée aux nombreux ensembles choraux, très en place et solidement pris en charge par les artistes du chœur.
La distribution qui gravite autour du couple vedette est d'une homogène qualité, certains présents depuis le début des représentations, comme c'est le cas pour Thomas Ricart, en vaillant Benvolio ou Yiorgo Ioannou qui interprète un sonore et grave Gregorio, de même pour le sombre Pâris chaleureusement chanté par Sergio Villegas Galvain, accompagné du Tybalt clair et séduisant de Maciej Kwaśnikowski, à la belle projection.
Jérôme Boutillier incarne un Duc de Vérone sensible mais intransigeant, d'une voix autoritaire bien vibrée et imposante. Sylvie Brunet-Grupposo revêt quant à elle les habits de Gertrude, avec la malice et la tendre complicité d'une voix maternelle entière et affirmée.
Dans des interventions un rien comiques en début d'œuvre, Laurent Naouri campe un Père Capulet charismatique au phrasé soigné et à la voix ample dans le grave, ainsi qu'à la belle accroche dans l'aigu. En Frère Laurent, Jean Teitgen impose une sérénité cérémonielle et tendre à l'union des deux amants dans sa voix enveloppante au timbre caverneux.
Le Mercutio vif et provocateur de Florian Sempey sait varier ses inflexions et si sa Ballade de la Reine Mab manque d'un grain de folie, l'interprète s'investit pleinement et vocalement dans la scène du combat contre Tybalt, déployant son timbre riche et sombre jusque dans des éclats de voix plus agressifs et très convaincants.
Dans le rôle du jeune Stéphano, la mezzo Marina Viotti se distingue par une aisance scénique et vocale certaine, dans le moment de sa chanson à l'acte III où la rondeur et l'agilité de la ligne vocale font mouche, toute pleine de nuances et de sensualité.
Enfin, le nouveau duo d’amants de cette deuxième partie de représentations est formé par Pretty Yende et Francesco Demuro (qui, lui, succède à Benjamin Bernheim). La première, en interprète rayonnante conquiert le public dès son air d’entrée, qu’elle prend avec vivacité et énergie quitte à pousser l’orchestre à accélérer pour la rattraper. L’aigu qui clôt cette première intervention manque un peu de souplesse, sans doute dû au stress, ce qui n’empêche pas de déclencher les bravi du public. Elle se trouve par la suite plus à son aise dans les phrasés plus longs et plus tendres du personnage, parfois cependant entachés d’une diction manquant de mordant. Les aigus qui égrènent la partition sont quant à eux brillants et puissants et les graves audibles, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas du médium, qui se perd dans l’orchestre à certaines reprises. L’interprète trouve des accents dramatiques justes et poignants à la fin de l’œuvre, au moment de s’administrer le faux poison, moment où la voix prend pleinement son ampleur expressive.
Si le duo qu’elle forme avec Francesco Demuro manque un peu d’alchimie, le chanteur montre lui aussi de belles qualités, notamment de longueur de souffle, impressionnante jusqu’à la fin. Cette endurance vaut aussi pour ses aigus, vaillamment délivrés de bout en bout, mettant en valeur son timbre solaire et transperçant. Du côté de l’incarnation, la technique prend souvent le pas sur les émotions du personnage, qui paraît de fait un peu démonstratif et extérieur. Malgré cela, la prestation est plus que convaincante et le duo est chaleureusement applaudi, de même que toute la distribution.