Depuis plusieurs semaines comme chaque année sur notre portail de référence du monde lyrique, Ôlyrix donne la parole aux directions d’opéras pour vous présenter leurs saisons 2023/2024. De riches entretiens qui sont autant d’occasions de prendre le pouls de l’impact de la crise économique que traverse le secteur. Dans notre article sur le marasme économique actuel, publié en février, nous annoncions déjà l’impact invisible qu’auraient sur la prochaine saison les renoncements arbitrés par les maisons d’opéra afin d’équilibrer leurs comptes. En effet, n’étant pas annoncées, ces productions sont annulées sans fracas, mais pas sans impact sur la santé des maisons, sur l’emploi des artistes et sur l’offre culturelle française. Car lorsque, par exemple, l’Opéra de Lille annule sa production baroque (sans doute le David et Jonathas qui passera par Caen, Nancy, Luxembourg, le TCE et le TNP) pour ne pas en supporter les coûts de représentation, il n’en demeure pas moins, afin de permettre sa présentation aux publics d’autres maisons, coproducteur d’un spectacle qu’il ne montrera sans doute jamais à son public (sauf à ce qu’une nouvelle tournée se mette sur pied dans les années à venir). 

Cette baisse de l’offre, qui intervient après bien des adaptations face aux multiples crises subies par le secteur depuis 2020, met l’accent sur un problème de financement déjà pointé du doigt avant ces années de turbulence. Elle met en danger la survie même de ces maisons : quelle logique resterait-il à maintenir des ateliers de costumes et de décors, des orchestres et des chœurs, dans des maisons ne présentant que trois productions dans l’année ? Il est donc désormais vital que des décisions politiques soient prises afin d’assurer un retour aux volumes d’offre d’avant-crise. 

C'est face à ces décisions invisibles que Les Forces Musicales publient un "Manifeste" sous la forme d’une "Saison Fantôme", faite des dizaines de spectacles annulés à travers la France la saison prochaine : "Ces renoncements cumulés sont si nombreux qu’ils pourraient largement constituer la saison d’une de nos maisons, opéra ou orchestre", précise le document communiqué, qui a fait le choix de présenter 19 productions qui ne pourront l'être, et de mettre deux chiffres en avant : 150.000 (le nombre spectateurs qui ne verront pas ces spectacles annulés la saison prochaine) et 2.000 (le nombre d’emplois artistiques supprimés). Et encore, toutes les productions perdues n’y sont pas référencées (la création contemporaine reportée à Lille n’y figure par exemple pas). 

Les 19 productions en question sont ensuite présentées succinctement, et chacune est "évaluée" avec quatre critères notés de 1 à 5. Là encore dans une anti-évaluation car loin de noter la qualité intrinsèque des productions, c'est le niveau de gravité de leur perte qui est estimé : pour les spectateurs, l'emploi, les nouveaux publics et l'ancrage territorial (évaluant si cet impact est faible, modéré, moyen, fort ou critique). Cet exercice vient ainsi donner une vision qui se veut pondérée de la situation, pour mieux en montrer aussi toute la réelle gravité. Ainsi, un projet de quatuor à cordes annulé est présenté dans tout son intérêt et son importance esthétique mais son annulation reçoit une notation d'impact minimale. Certains projets n'auront visiblement qu'un impact minimal sur l'ancrage territorial et l'emploi artistique mais sont critiques en termes de spectateurs et de nouveaux publics, tandis que l'annulation de l'opéra participatif traditionnel à Rouen (alors même qu'il sera bel et bien présenté en Avignon) met tous les voyants au rouge.

Cependant, le document des Forces Musicales cite les spectacles, des responsables des maisons concernées et indique la zone géographique en question mais sans explicitement nommer les lieux ni les personnes citées : débute dès lors un Cluedo pour l’amateur d’opéra, afin de retrouver à quelle maison correspond telle production annulée. Ainsi ce Macbeth Underworld annulé dans un quart Nord & Ouest de la France, renvoie sans doute à l’Opéra de Rouen qui en était coproducteur. L’Opéra de Rouen a également perdu sa Flûte enchantée participative et la mise en scène de son Don Giovanni (comme annoncé par Loïc Lachenal). Création et collaboration encore, l’Opéra de Limoges était coproducteur de L'Inondation de Filidei et aura sans doute dû renoncer. La Giuditta de Lehár qui aurait dû être visible dans l’Est ou le Nord pendant les fêtes privera certainement le public de l’Opéra du Rhin. La "Directrice générale" d’une maison du Sud, qui annonce l’annulation de Jephtha est trahie par son genre (seule Valérie Chevalier de Montpellier y dirigeant une maison d’opéra). Et tant qu'à continuer ce jeu rappelant le Cluedo ou celui de Carmen Sandiego, la Carmen (de Bizet) ayant disparu d’un Opéra national du Nord ou de l'Est ressemble à s’y méprendre à cette “œuvre nécessitant de nombreux supplémentaires” remplacée à Nancy par Les Capulet et les Montaigu. Moins identifiables demeurent une Force du destin et La Mort de Cléopâtre de Berlioz dans le quart Sud-Est, dans le Nord-Ouest Les Ailes du désir (nouveau projet de la co[opéra]tive de fait appelé à une grande tournée) ou encore dans le Nord-Est la Psyché d’Ambroise Thomas (déjà annulée en temps de Covid, en juin 2020 au Théâtre des Champs-Élysées et le 8ème Festival Palazzetto Bru Zane Paris avec). À noter que certaines de ces productions sont annulées, d'autres reportées (mais certaines sine die), d'autres transformées en versions de concert.