Arvo Pärt "baroque" chez lui en son Festival
Depuis son retour au pays en 2010, après plus de trois décennies à Berlin, Arvo Pärt bénéficie d'une véritable reconnaissance à l’échelle nationale. Le premier hommage au plus connu des compositeurs estoniens vivants est certainement ce Nargenfestival (du nom d'une île non loin de Tallinn), créé par son ami et admirateur, le chef de chœur Tõnu Kaljuste. À l’instar du Festival Enescu à Bucarest, la programmation n’est pas exclusivement Pärtienne, mais à chaque concert le public a l’occasion d’entendre au moins une œuvre du génie estonien. Le deuxième honneur rendu est celui d'un centre portant son nom, érigé en 2018 et situé symboliquement dans la région de Laulasmaa (« terre chantante ») où le compositeur vit sa retraite paisiblement. Cette demeure boisée et vitrée, qui se fond dans l’environnement forestier, abrite l’ensemble des œuvres imprimées et manuscrites du compositeur, sa bibliothèque, une salle de concert, ainsi qu’une petite chapelle consacrée à ses deux guides spirituels : Saint Silouane et Saint Sophrony.
“Les jours d’Arvo Pärt” sont organisés autour de l’anniversaire du compositeur (qui soufflera le 11 septembre prochain ses 89 bougies). L’ouverture de cette édition 2024 est programmée dans l’église luthérienne de Saint-Jean de Tallinn, avec les spécialistes de l’œuvre de Pärt que sont l'Estonian Philharmonic Chamber Choir et leur chef Tõnu Kaljuste, secondés par l’ensemble baroque Concerto Copenhagen. Les musiciens danois interprètent ainsi en exclusivité la musique d’Arvo Pärt sur des instruments dits "d’époque" (ancienne).
L’espace ecclésiastique choisi, par ses qualités acoustiques, se prête parfaitement à la musique sacrée, proposée en première partie du concert. Profondément ancré dans sa foi orthodoxe, Pärt s’inspire des textes religieux de ces deux saints qu'il vénère particulièrement : Le Chant de Saint Silouane et Trisagion ("triple invocation" byzantine), qu'il a composé pour un ensemble à cordes.
Cette musique méditative et douce est interprétée avec beaucoup de subtilité musicale. Le coup d’archet est lisse et à fleur de corde, avec une plénitude sonore qui emplit les voûtes de l’église, faisant écho jusqu'aux derniers rangs. L’effectif instrumental apporte luminosité et légèreté dans le timbre, qui s’accorde bien avec la simplicité harmonique et polyphonique du style tintinnabuli (clochettes latines) emblématique de Pärt, deux voix faisant partie d’une unité indissociable, résonnant tels des grelots tintinnabulants.
Dans le répertoire de Händel, le Concerto Copenhagen est sur son terrain de prédilection, jouant le Concerto grosso avec fougue, élégance et aisance, à tel point que le chef quitte le pupitre et s’assoit dans le public. Le premier violon (Fredrik From) excelle dans ses fioritures et autres acrobaties virtuoses, avec un claveciniste débordant d’élan qui donne une cadence dansante sur laquelle tout l’orchestre navigue. La masse sonore, plus abondante chez Händel (notamment avec chœur et solistes) provoque dans une moindre mesure quelques réverbérations, sans pour autant gâcher l’expérience auditive.
L'Estonian Philharmonic Chamber Choir, institution reconnue internationalement notamment grâce à sa présence régulière au Festival d'Aix, est, depuis sa création en 1981, un fidèle compagnon de route d’Arvo Pärt. Dans ce concert, Tõnu Kaljuste dirige avec habileté et assurance les deux effectifs, sans dérapages de rythme ni d’intonation, avec une émission finement proportionnée. La cohésion dramatique entre les deux ensembles est sans faille et cette communion musicale atteint son apogée à la fin du Dixit Dominus (de Händel), chantant puissamment et en majesté. Le chœur fait preuve de précision et de finesse dans les parties a cappella du Stabat Mater (de Pärt), coloré de voix suaves et sonores, bien dégagées. Les fugues baroques sont ciselées et claires, avec un solide équilibre entre les sections, quoique les altos s’avèrent moins distinctifs dans cette dentelle polyphonique.
Les solistes choisis sont tous des membres du chœur. La douceur des volumes correspond bien à la formation baroque et chambriste, au profit de l’harmonie sonore, malgré un manque général de la dextérité vocale nécessaire pour les airs haendeliens. La soprano coréenne Yena Choi vocalise avec facilité, solide longueur de souffle et un son arrondi. Les aigus sont résonnants et nuancés, mais sans appui dans les graves. Son homologue Marie Roos est dotée d'un appareil plus étoffé, stable et puissant, avec une projection droite et immaculée dans l’intonation, exquise dans la tranquillité de la musique méditative.
Cätly Talvik, après un début chancelant dans les mélismes et trilles baroques, retrouve son aisance dans les airs plus calmes et déploie pleinement sa vaste gamme vocale, solidement ancrée dans l’assise et robuste dans les cimes. Le phrasé est musical et subtil, la prononciation nette, avec une justesse immuable.
Parmi les hommes, le contre-ténor Danila Frantou surnage avec ses suraigus purs, cristallins et angéliques, qui retentissent au loin. Dans sa brève intervention, le ténor Raul Mikson ne fait pas preuve d’élasticité dans ses vocalises, tandis que la projection reste plutôt mince. Son collègue Toomas Tohert ne se démarque pas non plus du reste, mais assure bien sa partie en justesse de rythme et de ton. Enfin, Kristjan-Jaanek Mölder dégage bien sa ligne vibrée, mais manquant de vigueur dans l’expression et dans la projection vocale.
Bien qu'absent physiquement (à une trentaine de kilomètres de là), Arvo Pärt est bien présent ce soir, par l'esprit, parmi le public qui couvre l’ensemble des musiciens et chanteurs, ainsi que leur chef, de bouquets fleurs et de sonores acclamations.