Picture a day like this : quête pour la vie au Festival d'Aix
Ils n’en sont pas à leur coup d’essai. Le duo Benjamin - Crimp a déjà offert au répertoire quelques-unes des plus belles pages d’Opéra de ces 15 dernières années. Mozart - da Ponte, Maeterlinck - Debussy : quand une association librettiste - compositeur fonctionne vraiment, les histoires qu’ils racontent sont souvent des chefs-d’œuvre. 10 ans après leur dernière création aixoise qui avait fait grand bruit (Written on Skin, au Grand Théâtre de Provence en 2012), c’est dans une salle plus intime qu’ils présentent Picture a Day Like This, un spectacle en forme de conte pour adulte. Une succession de tableaux, courte et rythmée qui tient en haleine le public de cette première très attendue.
Comme dans Orphée et Eurydice de Gluck, Picture a Day Like This commence par un drame raconté hors-champ, puis déroule la quête d’une rédemption, pour le même résultat : l’échec. À ceci près que, dans le scénario de Martin Crimp, la non résolution du drame n’est pas tragique. C’est le voyage qui compte. Une Femme ("Woman" : elle n’a pas de nom, détail intéressant) dit avoir perdu son bébé, mort dans ses bras. Ayant entendu parler d’un monde idéal où les humains peuvent connaître une seconde naissance (“comme les tiges vertes des fleurs”), elle cherche par tous les moyens à lui rendre la vie. Il lui est dit que si, en une journée, elle parvient à rencontrer une personne véritablement heureuse, elle y parviendra.
Dans un monde entouré de miroirs à peine troublés, les décors pensés par Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma consistent en un ensemble de portes qui laissent entrer les personnages que la Femme doit rencontrer, tableau après tableau, à la façon d’Alice au pays des Merveilles (un autre conte initiatique). Un fond de scène en apparence austère que colorent les costumes de Marie La Rocca et qu’habillent les créations vidéos d’Hicham Berrada. Un univers visuel à la poésie troublante, particulièrement dans les ramifications infinies du dernier tableau (avec Zabelle) où des plantes aquatiques se multiplient et enflent à mesure que la musique s’intensifie, à partir du vide apparent.
La musique de George Benjamin est en effet une œuvre de la nuance. Un habile jeu de vides et de pleins qui ne laisse jamais l’oreille au repos. Il se passe toujours quelque chose et, comme dans un chœur, lorsque l’orchestre atteint des fortissimi éloquents ce ne sont pas les décibels qui créent l’effet acoustique : c’est l’inexorable ascension du son, qui part d’un extrême pianissimo et, par effet de contraste, saisit la salle entière. Le compositeur tient lui-même la baguette, du Mahler Chamber Orchestra qui répond à toutes ses intentions. Il recevra les honneurs du public, pendant de longues minutes d’applaudissement.
Exposée comme rarement dans les œuvres du répertoire, Marianne Crebassa est sur scène à chaque seconde du spectacle (une heure et quart, sans pause). La mezzo-soprano française est d'une incroyable justesse émotionnelle. Dans le rôle délicat d’une mère à la fois responsable de la vie de son enfant et semblant redécouvrir la sienne propre, elle ne tombe jamais dans la facilité d’un registre excessif. Comme au cinéma, c’est dans les micro-expressions de son visage que se reflète le trouble qui l’habite (le public sait gré au Festival d’Aix-en-Provence d’avoir programmé ce spectacle dans une salle qui permet une telle proximité avec les artistes). Marianne Crebassa l’a compris, et sa voix tonitruante repousse les murs du théâtre dans les passages les plus forts. Elle semble avoir trouvé ici la dose idéale de vibrato pour conserver la justesse de cette partition qui ne souffre pas l’approximation. Émue aux larmes au moment des saluts, elle est la principale actrice de la réussite de cette création.
Autre voix remarquée : celle du baryton américain John Brancy. Un stentor aux aigus éclatants (certaines de ses interventions sont écrites sur trois octaves !) doublé d’un acteur naturel dont la voix de bronze illumine sur toute la longueur. Comme un puissant phare que l’horizon n’empêche pas d’éclairer.
Le contre-ténor canado-perse Cameron Shahbazi est, lui aussi, une grande voix. Aussi sombre que son personnage de narcisse libidineux du deuxième tableau, sa ligne de chant ne se limite pas à des aigus flamboyants. Elle est large dans les graves, et d’une grande justesse dans un duo aux harmonies complexes avec sa partenaire, Beate Mordal.
Issue de l’Académie du festival, cette jeune soprano norvégienne est d’une légèreté qui frise l’évanescence. Particulièrement à l’aise dans les aigus, elle l’est aussi dans la très délicate direction d’acteur qui lui confie une scène d’amour charmeuse et tendre à l’issue funeste…
Autre artiste issue de l’Académie du Festival, la soprano austro-anglaise Anna Prohaska complète le cast, dans le court mais décisif rôle de Zabelle. Alors qu'elle semble promettre de représenter enfin la personne heureuse attendue depuis le début du voyage, elle révèle également un triste passé qui assombrit la fin du spectacle. Aidée en cela par une voix déchirante qui rivalise de puissance avec celle de Marianne Crebassa, elle cache bien son jeu à son apparition, avec un ton éthéré où semble percer un peu d’air. Le climax de son intervention vient affirmer la grande plasticité de cette artiste, capable de mettre un voile sur le diamant éclatant de sa voix.
Picture a Day Like This (“Imagine une journée comme celle-ci”) passe très vite. À peine une heure et quart après le lever de rideau le public applaudit déjà une œuvre qui immerge dans son univers. Le monde fantasmé qu’elle ouvre, fait d’apparences trompeuses et de désillusion permanente, est un reflet à peine déformé de la nature humaine. Comme les miroirs qui composent son décor, espérant sauver un peu de soi, et un peu des autres dans une quête effrénée pour la vie, se trace et se trouve en chemin bien plus que l'objet de cette quête : la paix, l'émotion et l’empathie.
Imaginons que chaque jour de notre vie soit comme celui-ci.