Chant du Cygne et de Saison à l'Athénée
Le Chant du Cygne est un recueil des derniers Lieder de Schubert (d'où son titre, la légende voulant qu'un cygne entonne un chant sublime au moment de mourir), mais il ne s'agit pas d'un cycle de Schubert comme le sont La Belle Meunière et Le Voyage d'hiver. Ces deux chefs-d'œuvre, sommets de leur genre et dans le répertoire romantique ont été conçus comme des cycles par Schubert, chacun sur un recueil du poète Wilhelm Müller et c'est pour s'inscrire dans cette mythique lignée que l'éditeur de Schubert, Tobias Haslinger, compila ses derniers Lieder en les présentant comme un cycle. De fait, contrairement aux 20 Lieder de la Meunière ou aux 24 d'Hiver, les 14 Lieder de ce recueil du Cygne ne racontent pas une histoire globale, d'autant que les textes sont de la plume de trois poètes différents.
Le choix (fait pour ce Lundi Musical à l'Athénée) de réorganiser l'ordre de ces morceaux ne pose donc en soi aucun problème, au contraire, il peut permettre de recomposer une histoire plus cohérente, voire ressemblant à celle des deux cycles de Schubert. Et c'est précisément ce que semble faire le concert de ce soir, mais en s'y reprenant par trois fois. L'ordre des Lieder est ce soir reconfiguré, de la même manière que pour le dernier Chant du cygne couvert sur nos pages (et pour cause, c'était avec le même pianiste) mais en ajoutant cette fois une troisième partie (en deuxième), composant ainsi trois petits recueils dans ce concert. Trois petits recueils tous sur le même schéma, très romantiques : commençant par le bonheur, bouleversé par un événement tragique, menant vers le long cheminement mélancolique. Comme si la même histoire tragique était vécue encore et encore et encore, dans le passé, le présent et le futur, perdant l'homme, puis la femme, puis l'univers.
La première partie consacrée aux poèmes de Ludwig Rellstab est reconfigurée pour faire remonter -dans l'ordre des 7 poèmes- le Désir du printemps et la Sérénade, moments de bonheur juste avant l'Adieu tragique (encore plus remonté), pour conclure sur le terrible Pressentiment du guerrier (à l'origine le deuxième numéro de cette première partie). La réorganisation est également complète pour la partie consacrée aux poèmes de Heinrich Heine, mise sens dessus dessous (littéralement pour Atlas qui ouvre normalement cette séquence, tandis qu'il vient ici refermer tout ce programme). Enfin, Le Chant du cygne se conclut "normalement" par un 14ème Lied (pour éviter le chiffre 13) sur un texte de Johann Gabriel Seidl (Die Taubenpost-Le Pigeon voyageur), Lied ici tout simplement supprimé mais remplacé par six autres Lieder composés par Schubert sur des textes de ce poète, Lieder formant un autre recueil dans ce recueil, et qui est d'ailleurs placé entre les deux autres.
Cette reconfiguration n'évite cependant pas certains enchaînements peu cohérents (et qui auraient pu l'être davantage en reconfigurant complètement les morceaux), mais elle rappelle également combien chaque Lied de Schubert est déjà en soi un univers esthétique et émotionnel à lui seul : combien chaque strophe, chaque phrase, chaque enchaînement d'accord, combien deux notes et même le glissement d'une touche qui transforme un accord majeur en mineur est une signature du compositeur et un sommet d'expressivité.
Pour défendre une telle richesse de programme, de chaque note et de toute cette architecture romantique, les deux artistes du soir déploient des sommets et de pleins champs d'expression. Konstantin Krimmel déploie une immense palette vocale balayant les registres et les nuances aussi largement que l'exigent et le subliment les Lieder de Schubert. Sa voix opère ainsi ce voyage immense sans coups férir et sans craindre de porter des coups, depuis des graves sombres jusqu'à des aigus délicatement soulevés (mais qu'il sait aussi déployer avec lyrisme) en passant par des médium riches, épaissis ou éclaircis à l'envi, le tout notamment via de puissants effets de crescendo passant du tendre pianissimo à un forte cinglant et nourri : le tout traduisant les bouleversements émotionnels de ce répertoire depuis l'intimité chambriste jusqu'à des incarnations lyriques (culminant avec son Atlas qui ressemble à une créature Wagnérienne de voix et de jeu).
Paradoxalement, alors que le pianiste Malcolm Martineau dévisage et dévore des yeux chaque note écrite sur la partition, il n'hésite pas à s'éloigner du texte pour surmultiplier les effets de nuances, de silences, de rapidité (preuve là encore qu'il peut tout faire, sans jamais déstabiliser le chanteur, qui effectivement conserve la clarté de son articulation et la sûreté de son phrasé même dans les passages fougueux et les nuances extrêmes).
Le jeu du pianiste est haletant, comme suspendu et pourtant ne manque pas de souffle ni de phrasés déployés. Ces choix se complémentent entièrement avec l'interprétation du chanteur et les éléments sur lesquels le pianiste insiste, certes jusqu'à l'exagération, sont autant de preuves supplémentaires de sa grande connaissance des morceaux : lorsqu'il marque et martèle une note c'est celle dont Schubert fait un glas ou un pivot, s'il joue les petits ornements de la Sérénade comme un claveciniste c'est qu'ils expriment la légèreté amoureuse d'antan,...
Le chanteur lui répond en offrant lui aussi ses choix d'interprétation tentant sa vision des œuvres, décidant de déployer une pleine puissance pour la Sérénade (privilégiant la force du message à la douceur du propos) entre bien d'autres exemples.
Le public, qui peut d'autant mieux savourer les textes qu'ils sont désormais dans les Lundis Musicaux projetés dans leur traduction sur le rideau de scène, décerne ses acclamations à ce mémorable récital. Ces acclamations auraient assurément réclamé davantage que deux bis (de Schubert bien entendu), si le premier À la lune n'était si empli de douceur et si le second ne venait parfaitement boucler la boucle : Konstantin Krimmel et Malcolm Martineau interprétant un Lied, au titre choisi par Schubert pour son opus 23 (sur ses 173), un Lied composé très jeune pour un compositeur qui mourra à peine moins jeune, un Lied intitulé "Le Chant du cygne".