DiDonato & Nézet-Séguin à la Philharmonie : grands orchestres, effets, émotions
La soirée est divisée en deux parties : la première, comportant l’ouverture du Corsaire et les interventions extraites des Troyens (« Chers Tyriens », « Adieu, fière cité ») entrecoupées par la Chasse Royale et l’Orage du même opéra, et la seconde donnant à entendre une œuvre phare du compositeur, la Symphonie fantastique.
Dès l’ouverture du Corsaire l’Orchestre du Metropolitan Opera House de New York fait montre d’une santé arrogante, les cordes sillonnant la partition avec un engagement frôlant parfois la dureté mais emportant avec elles pupitres et public vers une déferlante d’effets d’une technicité accomplie, laissant la part belle à une grandiloquence le plus souvent envoûtante. À sa tête, le chef d’orchestre Yannick Nézet-Séguin, personnalité musicale toute de vigueur et de nervosité, dirige avec un entrain démonstratif et spontané, écartant tout rapport intellectuel à la musique berliozienne pour lui donner (ou lui rendre, c’est selon) une dimension profondément et immédiatement romantique, n’hésitant pas à tirer les sonorités jusqu’à la stridence dans les moments paroxysmiques et optant pour un son commun cuivré et noir aux dissonances marquées et à la dynamique hachée. Ces nuances, rappelant parfois les immenses élans musicaux du cinéma américain, et n’étant pas forcément du goût de tout le monde, sont très bien accueillis par une salle comble, séduite par le charisme du chef canadien et son énergie sans faille tout au long du concert, pourtant éprouvant. Sa lecture de la Symphonie fantastique corrobore ces impressions, trouvant sans doute dans les deux derniers mouvements tout son intérêt cathartique avec une "Marche au supplice" (IV) implacable et un "Songe d’une nuit de sabbat" (V) à la fois sardonique et grinçant, pris à un tempo très vif. À l'inverse, les deuxième et troisième mouvements sont pris avec des tempi plus souples, notamment pour la valse qui va et vient au gré des reprises avec une légèreté sautillante offrant un contraste intéressant, les couleurs devenant très évocatrices durant la "Scène aux champs" (III) menant à une pesanteur introspective et mélancolique.
À ses côtés, Joyce DiDonato séduit par une énergie si ce n’est opposée du moins complémentaire : rayonnante et d’une grande simplicité, la chanteuse fait une entrée parée d’une robe et de bijoux rappelant une souveraine de l'antiquité fantasmée tout à fait à propos pour son incarnation de la reine carthaginoise. Dans le premier air, exaltant les prouesses de son peuple pour le pousser plus avant dans ses succès, la voix apparaît en retrait quoique tout de suite juste dans son expressivité. Le timbre, d'un métal froid caractéristique, peine à trouver une rondeur et certains aigus sont pris un peu bas. Néanmoins, la musicalité et l’intelligence de l’interprète s'affirme, doublées d’un orchestre respectueux et à l’écoute, ne la couvrant jamais. Dans le second air, « Adieu, fière cité », qu’elle chante avec le long récitatif qui l’ouvre, la chanteuse trouve une situation dramatique à la hauteur de son talent et propose une interprétation saisissante de la détresse à la fois vindicative et endolorie de la reine, délaissée par Énée, vouée à la mort, cherchant dans le souvenir et son désarroi le début d’un apaisement. La diction, soignée, devient ici déclamatoire, et le timbre se pare de couleurs à la fois généreuses et brillantes, des graves les plus poitrinés aux aigus les plus cristallins et intimistes. C’est, en réalité, tout l’engagement physique de la chanteuse qui impressionne, qu'il s'agisse de sa gestuelle habitée et d’une émouvante justesse autant que de son travail vocal abouti, investissant toujours les nuances musicales d'une intention de jeu.
Le public ovationne longuement ce moment d’intense théâtralité, poussant à quatre le nombre de rappels de l'artiste.
Appel bien pris en compte par cette dernière puisque c'est elle qui vient clore le concert, après l’effervescence suscitée par les derniers mouvements de la Symphonie fantastique, revenant en robe noire et étoilée pour offrir en bis, d’une voix douce sur le souffle, un « Morgen » (Demain) Straussien rafraîchissant après le tumulte. À l'américaine, chef, premier violon et chanteuse s'embrassent longuement, se complimentent, visiblement émus.