Roméo et Juliette oxymores : Garnier à Bastille, peste et amour, sombre et Jolly
Thomas Jolly qui s'est fait connaître du grand public par Shakespeare s'appuie sur sa connaissance de cette œuvre de Shakespeare pour expliquer son principe de mise en scène. Celui qui a fait du Bard légendaire le fil rouge de sa carrière théâtrale depuis son travail sur Henry VI et Richard III (dont il a même monté l'intégrale en 24 heures de performance), mais aussi lyrique avec Macbeth Underworld (où Thomas Jolly mariait déjà néons et médecins de peste) rappelle que William Shakespeare évoque le fait que l'histoire de Roméo et Juliette se déroule en temps de peste, même si ce n'est qu'évoqué dans la pièce et pas même dans l'opéra (c'est pourtant un élément-clef : c'est parce que Frère Jean est enfermé dans une maison soupçonnée d'être pestiférée qu'il ne peut prévenir Roméo que Juliette n'est pas vraiment morte, entraînant le quiproquo doublement fatal). Le rideau s'ouvre donc ici sur un monde pestiféré, immédiatement reconnaissable avec ces "médecins de peste" aux masques d'oiseau qui aspergent les cadavres avant de les mettre sur des charrettes.
Ce concept résonne avec l'histoire et intensifie la menace pesant sur ce drame, devenu huis clos clinique, il résonne d'autant plus avec l'esthétique immédiatement reconnaissable de Thomas Jolly : un monde noir traversé de lumières (Antoine Travert) telles des rayons laser ou des rayons divins guérisseurs, qui tracent et tranchent l'espace comme des tentures, des toboggans ou des corolles nimbées de fumées, toutes comme palpables.
Mais même les serpentins festifs lancés à plusieurs reprises sur le plateau finissent par prendre la couleur du sang.
Et ce monde confiné par une pandémie est ici celui de l'Opéra, et même précisément de l'Opéra de Paris : toute la mise en scène repose sur l'escalier du Palais Garnier reproduit donc ici sur le plateau de Bastille. Unique élément de cette scénographie (décor de Bruno de Lavenère) mais tournant pour offrir différents espaces, il occupe tout le plateau et accueille tous les épisodes : il mène à la fête comme si les Capulet s'étaient confinés à Garnier et y organisaient des soirées clandestines, il mène à un symbolique autel, en montant vers le mariage de Juliette et Pâris, en descendant vers celui de Roméo et Juliette : sous l'escalier, ils échangent leurs vœux dans une barque chargée de fleurs, qui reviendra emplie de chandelles avec Juliette (faussement) morte. Cette chapelle a pour charpente soutenant l'escalier des poutres de néon, une signature aussi de Thomas Jolly mais qui rappelle également l'installation contemporaine de Claude Lévêque à Garnier et Bastille, tandis que la barque est peut-être une allusion au lac sous Garnier.
C'est aussi et surtout, comme toute cette proposition, un symbole reposant sur un élément clef du théâtre Shakespearien : l'oxymore. Cette barque emmène à la fois les amants sur le fleuve de l'amour et de la mort, à l'image de cette histoire d'une pure passion entre deux êtres séparés par la haine entre leurs familles. Omniprésent dans l'histoire et dans le texte, celui de Shakespeare comme le livret de Jules Barbier et Michel Carré qui culmine notamment sur la "funèbre clarté", l'oxymore compose toute cette mise en scène, construite sur ses lumières (éclairant à contre-jour l'escalier festif de Garnier, elle lui donne l'apparence d'un mausolée) ainsi que sur ses chorégraphies (de Josépha Madoki). Les danseurs, en tenues néo-gothiques (costumes griffés Sylvette Dequest, d'aujourd'hui mais côtoyant des masques d'Arlequin), en rouge et noir et blanc, animent et fendent ce plateau entre ballet classique (avec pirouettes et entrechats) et battle de Breakdance (discipline inscrite aux Jeux Olympiques de 2024, dont Thomas Jolly est directeur artistique des cérémonies d'ouverture et de clôture).
Benjamin Bernheim vit pleinement son rôle et sa partition de Roméo, investissant chaque geste et chaque note d'intensité et d'émotion. Chaque registre est contrôlé et déployé. Sa voix solaire rayonne intensément sur toute la tessiture, maîtrisant les moindres inflexions (tel cet aigu qu'il sait à l'envi déployer dans toute l'intensité de son lyrisme, ou bien soulever délicatement comme il le ferait du voile de son épouse pour l'embrasser ou du pan de sa robe en la portant pour franchir le seuil d'un domicile conjugal qui sera pour eux celui de la mort). Le chant est projeté, dynamique, constamment intense et sonore à la mesure de l'acoustique mais jamais tendu.
Également très applaudie pour chacun de ses airs, Elsa Dreisig incarne et chante Juliette dans un oxymore de passions légères et tragiques. Le couple forme un duo tout aussi complémentaire mais également oxymorique (à commencer par leurs tenues : noire pour Roméo, blanche pour Juliette mais fortement pailletées comme tous les costumes et l'univers de Thomas Jolly, qu'il peut ainsi d'autant mieux faire étinceler sous ses projecteurs). Répondant aux lignes du ténor, les vocalises de la soprano gagnent en agilité mais conservent leur ancrage charnu et charpenté, tout comme se conserve et se déploie la rondeur d'articulation sur la chaleur du médium (là encore un oxymore de couleurs sombres et de rayon laser vers l'aigu qui correspond à cet univers esthétique).
La chapelle acoustique (sous l'escalier) dans laquelle chante Jean Teitgen en Frère Laurent rend sa voix encore plus voûtée et vrombissante qu'à l'accoutumée, son phrasé protocolaire seyant pleinement au personnage, tout en avançant par des accents marqués (mais les graves en fins de phrases manquent à l'appel).
Le père Capulet doit vivre pour sa part un oxymore au fil de la soirée, de la fête au deuil mais en passant par la violence envers sa fille dont il force le mariage (par une gifle ici, les moments de candeurs chez Thomas Jolly où les amants peuvent littéralement attraper des baisers d'une main au vol, contrastant avec des passages cruels). Laurent Naouri épaissit la voix pour atteindre les graves et le caractère du personnage tout en conservant l'ampleur de son articulation. Les accents toniques de son début festif ôtent la matière sonore des phrases, qu'il retrouve dans les passages plus lents et liés.
Huw Montague Rendall fait un grand numéro en Mercutio, ami et confident moquant les lubies amoureuses de Roméo pour d'autant mieux se mettre ensuite à son service. De même vocalement, il allie un dynamisme alerte avec une assise lyrique assurée.
Stephano est ici présenté en garçon rebelle, gavroche bravache, provocateur face aux Capulet. Lea Desandre y ajoute l'agilité de sa voix irisée, ornée, vibrionnante mais au volume mesuré dans le médium : en sus de son investissement scénique volontairement narquois. Elle manie avec agilité deux poireaux, les faisant s'embrasser pour moquer les amants ou s'en servant d'arme par destination (bien mieux que les interprètes ne manient ici les poignards qui leur servent pour des duels aux gestes certes très investis, mais précipités et téléphonés).
Sylvie Brunet-Grupposo pousse le caractère de Gertrude jusqu'au buffa, avec des inflexions d'allures populaires, rauques et roulées, traduisant aussi son assise sonore et déployant sa voix chaudement vibrée.
Jérôme Boutillier est remarqué en Duc de Vérone entrant dans un costume fort rouge, au moment où le plateau est noir du deuil de Mercutio et Tybalt. Il est cependant davantage remarqué par l'autorité de son intervention, appelant à la raison les deux familles et affirmant sa sentence d'une voix intense et vibrée, nourrie d'autorité et d'articulation.
Comme de coutume, les académiciens (actuels ou récents, ou désormais prochains membres de la troupe) de la maison viennent compléter la distribution. Thomas Ricart tire tout le parti de son petit rôle de Benvolio et fait entendre, même en ensemble, des nuances et une matière tout à fait distinguées, avec une lumière dans le timbre qui n'est pas sans rappeler celle du Roméo sur le même plateau.
Maciej Kwaśnikowski offre à Tybalt son aigu vibrant (d'autant mieux du haut du grand escalier), et déploie avec son phrasé le placement de son médium, sur une intensité qui monte tout à coup -et ne redescend plus- avec sa colère, dès qu'il reconnaît Roméo, l'ennemi de sa famille qui ose convoiter sa cousine Juliette. Pâris (promis à Juliette) a la voix ample et très ouverte de Sergio Villegas Galvain.
Yiorgo Ioannou qui incarne Gregorio (valet des Capulet) pousse l'attitude patibulaire de son personnage jusqu'à enchaîner des mouvements saccadés qui influent sur sa voix assombrie et martelée, montrant toutefois sa matière vocale à l'épais potentiel.
Le maestro Carlo Rizzi et l'Orchestre de l’Opéra national de Paris montrent eux aussi toute la puissance de l'oxymore mais par le déploiement toujours nourri du contraste intrinsèque des richesses de la partition. L'énergie s'allie à la délicatesse, la densité des accords au lyrisme des mélodies, rappelant les racines franco-italiennes de cette œuvre et de cet art : à l'image de l'universalité de cette histoire.
Le Chœur de l’Opéra national de Paris préparé par Ching-Lien Wu est investi dès le début de l'œuvre en timbre et matière pour narrer l'histoire et faire plonger dans la légende, comme au fil de ses interventions, se faisant caisse de résonnance de la douleur des amants comme de leur joie.
Les seconds rôles sont applaudis mais de manière modérée. Le public attend pour lancer ses bravi, vers Roméo et Juliette, le chœur, l'orchestre et leurs chefs, ainsi que l'équipe de mise en scène.
Cette production se poursuit avec la fin de cette saison parisienne, jusqu'à la mi-juillet dans une double distribution. Nous rendrons également compte de celle réunissant Francesco Demuro et Pretty Yende dans les rôles-titres, Florian Sempey en Mercutio et Marina Viotti en Stephano.