Orphée et Eurydice par Pygmalion : la puissance de l’éphémère
Pour aller jusqu’à la Halle 47 de Floirac, le bordelais doit traverser la Garonne. Prendre son vélo (ou la navette), passer par une allée de glycines en tonnelle au bord du fleuve, jusqu’aux confins de la friche industrielle où survit miraculeusement une cathédrale de béton et d’acier. Car le nouveau terrain de jeu de l’Ensemble Pygmalion, pour la troisième édition de son festival bordelais Pulsations, est une ancienne usine d’assemblage du chemin de fer français. Drôle de lieu pour un opéra…
Une fois arrivé, le public se retrouve là, dans un no man’s land dont les grues de chantier découpent l’horizon rougeoyant du ciel d’été. En retirant son billet, à côté du numéro de place, une mention : “Invité d’Orphée”, ou “Invité d’Eurydice” : le metteur en scène Eddy Garaudel nous emmène plus loin qu'un Orphée et Eurydice d’école. C’est donc à un mariage que le public est convié, avec tout le décorum : vin d’honneur (une infusion froide opportunément appelée “Sommeil d’Orphée” est offerte à l’entrée), petit orchestre pour animer, présentation des époux, etc…
Cette invention de mise en scène à laquelle le public, même le plus réticent, finit par se prendre, n’a rien d’une fantaisie. Car en voyant nos deux amants si heureux, en écoutant Orphée prononcer son discours et Eurydice chanter un extrait de La Clémence de Titus (celle de Gluck bien entendu, non pas celle, célèbre, de Mozart), l'assistance se prend d’affection pour les personnages. Et une fois invitée à gagner ses places à travers un couloir sombre, cette même assistance découvre le cadavre d’Eurydice, à côté d’un morceau de tôle tombé du toit. Alors le drame qui commence l'œuvre de Gluck prend une ampleur nouvelle, car la salle partage plus intimement encore le deuil d’Orphée. Premier impact d’une mise en scène qui a encore bien des secrets à révéler…
Eddy Garaudel, jeune dramaturge et compagnon de route de l’Ensemble Pygmalion, livre là un défi technique immense, fou. Mais en même temps, un merveilleux terrain de jeu. En exploitant le caractère brutal du lieu, en jouant avec les profondeurs (une centaine de mètres d’espace scénique !), mais aussi en acceptant le vide sans chercher à le surcharger. Le décor est essentiellement constitué de pendrillons noirs, de quelques lianes accrochées aux coursives, de blocs de bitume et de flaques d’eau jetées sur le béton, dans lesquelles se reflètent les lumières de Bertrand Couderc, décisives, percutantes et poétiques. Sous cet éclairage, les costumes à la fois modernes et très à propos de Vanessa Sannino rappellent toujours le mariage tragique du prologue. Lorsque les lentilles de Camera Lucida livreront leurs images (pour une diffusion sur Arte encore indéterminée), nul doute que cette esthétique du dépouillement dont la créativité est le seul levier révélera encore un peu plus de sa grande élégance.
Élégant, c’est aussi le terme qui convient à la direction de Raphaël Pichon. Toujours extrêmement engagé, le chef et fondateur de l’Ensemble Pygmalion dessine sa silhouette de danseur derrière un tulle qui sépare l’orchestre des chanteurs, sans le dissimuler pour autant, comme dans un théâtre d’ombres. Et pourtant, ce sont mille couleurs que Raphaël Pichon parvient à extraire de ses musiciens. Dans la descente aux enfers d’Orphée, les cuivres éclatants de justesse sonnent les coups de tonnerre du destin fatidique qui attend les personnages. Dans une forme de persistance auditive, leur impact si puissant inonde l’oreille pendant tout l’acte II. Et, lorsque le premier pendrillon noir tombe à la fin de celui-ci, pour révéler un espace scénique plus profond encore, l’orchestre vient s’installer sur le côté, sous la galerie de béton côté jardin (à une vitesse record). Dans l’ouverture de l’acte III qui suit, la quiétude des Champs-Élysées trouve dans les cordes un miroir satiné où chercher sa propre paix intérieure.
L’Orphée et Eurydice de Gluck est, des mots mêmes de Raphaël Pichon, “un opéra choral”. Marchant dans les pas du Requiem de Mozart en version scénique donné à Aix-en-Provence en 2019, le chœur de Pygmalion prouve une fois de plus qu’il n’est pas qu’une formation de concert. “On suivrait Raphaël dans toutes les folies qu’il nous propose” confiait un choriste à l’issue du spectacle. Relever le défi d’être autant acteur que chanteur, jongler avec les différents lieux de la scène pour être toujours audible, chanter parfois sans le repère visuel de leur chef, sans rien perdre de la qualité si reconnaissable (la fameuse “pâte Pygmalion”) : c’est effectivement une folie de plus.
Côté voix, la partition de Gluck présente une économie de personnages, trois solistes suffisant à la réalisation de cette œuvre. Dans le rôle prométhéen d’Orphée (présent presque du début à la fin de l’opéra), la jeune mezzo-soprano -dans cette version Berlioz en français- Blandine De Sansal fait pour beaucoup figure de révélation. Les vocalises du premier air (Amour, viens rendre à mon âme) sont rendues nettes et conduites par une accroche à toute épreuve, bien qu'un peu couvertes par l’orchestre dans le médium. L’aisance technique lui permet de donner une noirceur supplémentaire à son timbre, pour être au plus près d’un Orphée animé à la fois par le deuil et la révolte.
La soprano américaine Jacquelyn Stucker (Eurydice) frappe dès le prologue par une aisance étonnante dans les changements de registre. Du grave à l’aigu, du soupir au cri, rien ne semble pouvoir altérer le timbre lisse et sans défaut de ce lyrique léger. Lorsqu’elle revient à l’acte III, la comédienne se révèle, hallucinée. Son regard perdu dans les limbes de l’oubli est bouleversant de sincérité, et elle se retrouve le véritable moteur de l’émotion dans le duo final avec Orphée. À la fin du spectacle, sa disparition au lointain dans un halo de lumière à peine saturée est un sommet de poésie…
Dans le rôle furtif d’Amour, messager des dieux, envoyé auprès d’Orphée pour lui donner les règles d’un possible retour d’Eurydice dans le monde des vivants, Madison Nonoa offre un rayon de lumière, au cœur du drame. Son air (Si les doux accords de ta lyre), dans une vocalité et un jeu tout en subtiles ruptures, est une respiration légère et amusante.
En sortant de ce spectacle d’un genre nouveau, cet opéra intemporel dans un lieu éphémère, l’évidence s’impose : cet Orphée et Eurydice par tous les artistes de la galaxie Pygmalion est innovant sur la forme et exigeant sur le fond : offrant pour (seul) regret de savoir que nul ne peut se retourner vers lui, pour le revivre. Mais c’est également ce qui fait sa force, tant son identité est liée à celle du lieu qui l’accueille : la Halle 47.
Pour en conserver une trace, nous vous donnons rendez-vous sur cette page, lorsque la captation sera disponible.